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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 2 parties du récit : Mon père saigne L Histoire (publié en recueil en 1986), Et c'est là que mes ennuis ont commencé (publié en recueil en 1991). Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comprenant 292 planches et 1.500 cases. À la suite à sa parution, un prix Pulitzer a été décerné à son auteur en 1992. Elle a également été récompensée par le prix de meilleur album étranger au festival international de la bande dessinée d'Angoulême en 1988 pour le livre I et en 1993 pour le livre II. L'auteur a complété cette oeuvre avec un album revenant sur sa genèse avec des explications complémentaires : MetaMaus (2012).

En 1958, à Rego Park à New York, le jeune Art Spiegelman (10 ans) est en train de faire du patin à roulette avec ses amis. Une des fixations lâche et il tombe par terre. Ses copains continuent leur course en le traitant d'oeuf pourri. L'enfant va se plaindre à son père qui lui répond qu'on ne peut pas les qualifier d'amis tant qu'on n'a pas été enfermé avec eux pendant une semaine sans rien manger. En 1978, Art rend visite à son père Vladek qui habite toujours à Rego Park. Il le salue, ainsi que sa deuxième épouse Mala. Après le repas, Art indique à son père qu'il souhaite commencer à réaliser sa bande dessinée sur lui, et qu'il aimerait donc qu'il lui raconte son histoire, en débutant par comment il a rencontré Anja, sa première épouse, la mère d'Art. En 1937, Vladek Spiegelman vivait à Częstochowa, en Pologne, travaillant dans le commerce de vêtements. Il avait belle prestance, ses amis le comparant avec Rudolph Valentino (1895-1926) dans le film le Cheik (1921). Il avait développé une relation amoureuse avec Lucia Greenberg, issue d'une famille sans argent. Vladek allant visiter sa famille dans la ville de Sosnowiec, sa cousine lui présente une amie : Anja Zylbergberg. Ils commencent à nouer une relation épistolaire, puis Vladek est invité dans sa famille qui possède une des plus grandes usines de bonneterie de Pologne. Vladek décide de déménager pour s'installer à Sosnowiec. Il se fiance à Anja, se marie avec elle, et son père lui offre une bonne situation dans son entreprise de bonneterie.

Finalement avec l'aide de son beau-père, Vladek Spiegelman fait construire une usine de textile à Bielsko, également en Pologne. En octobre 1937, nait Richieu, le premier enfant d'Anja et Vladek. La jeune mère souffre d'une dépression périnatale, et le jeune père l'accompagne pour un séjour dans un sanatorium, en Tchécoslovaquie. Durant le voyage en train, il passe par une ville où flotte le drapeau nazi. Un voyageur leur parle d'un pogrom en Allemagne. le séjour au sanatorium dure 3 mois : c'est un vrai succès pour la santé d'Anja. de retour à Sosnowiec, le père d'Anja apprend à Vladek que son usine a été pillée. Il l'aide à redémarrer son affaire, et rapidement l'usine à Bielsko engrange de confortables bénéfices. Mais le 24 août 1939, les Spiegelman reçoivent une lettre du gouvernement intimant l'ordre à Vladek de rejoindre l'armée. Il est décidé que Richieu et Anja retournent à Sosnowiec pour séjourner avec sa famille, pendant que Vladek rejoint les rangs de l'armée. Il se retrouve bientôt au front contre l'armée allemande. Vladek s'interrompt dans son récit car il vient de renverser son flacon de pilules qu'il était en train de compter pour préparer son pilulier. Par association d'idées, il se lance alors dans le récit de son opération de l'oeil droit qui a fini par une ablation et la pose d'un oeil de verre. Art Spiegelman revient régulièrement voir son père pour recueillir sa parole et il se retrouve souvent pris à témoin dans les chicaneries entre Valdek et son épouse Mala. Finalement son père reprend son histoire là où il s'était arrêté, au front.

Depuis sa parution à la fin des années 1980, cette bande dessinée est devenue une référence incontournable : un témoignage extraordinaire d'un survivant du camp de concentration d'Auschwitz, pendant la seconde guerre mondiale. le lecteur assiste aux entretiens d'Art avec son père, et vit en direct les souvenirs de ce dernier qui sont alors racontés au temps présent, toujours sous forme de bande dessinée. L'auteur a choisi de restituer la parole de son père au mieux, en effectuant des recherches historiques en parallèle pour dessiner avec authenticité ce qu'il évoque : la Pologne de la deuxième moitié des années 1930, et de la première moitié des années 1940, mais aussi les installations du camp de concentration, les trains, les uniformes des prisonniers et des soldats, etc. le lecteur n'a pas forcément conscience de cette volonté d'authenticité, car l'artiste a choisi un rendu descriptif, mais simplifié, avec un format de BD un peu plus petit que celui d'un comics. Néanmoins s'il regarde les pages sous l'angle de la reconstitution historique, il voit bien que ces dessins à l'apparence parfois un peu naïve contiennent effectivement des informations visuelles en bonne quantité, avec un investissement visible de l'auteur quant à l'exactitude de chaque détail, qu'il s'agisse des tenues vestimentaires, ou des meubles, des aménagements intérieurs, des installations des camps.

Bien évidemment, c'est le récit de Vladek Spiegelman qui dicte la forme de la narration. Pour autant, Art Spiegelman a effectué des choix narratifs très conscients. Dès le départ, le lecteur est frappé par l'utilisation du zoomorphisme pour représenter les nationalités : des souris pour les juifs, des chats pour les allemands, des cochons pour les polonais, et d'autres animaux pour les américains, les français et les suédois. Cela n'a pas pour effet de rendre les individus mignons, mais ça permet au lecteur de prendre du recul, de ne pas ressentir de plein fouet l'horreur de ce qui est raconté. Chaque visage est très simplifié : des points pour les yeux, bien souvent pas de bouche dessinée pour les souris, le même visage pour toutes les souris, pour tous les chats, pour tous les cochons, et pourtant le lecteur sait toujours qui est représenté grâce au contexte et au dialogue ou au commentaire. Ensuite, il constate que le nombre de cases par page est assez élevé : entre 8 et 10 en moyenne, avec des bordures rectangulaires. de temps à autres, il fait ressortir une case par un insert, ou par une absence de bordure. Il utilise régulièrement un découpage très rigoureux en 8 cases, 4 bandes contenant chacune 2 cases. En outre, le lecteur constate rapidement que l'artiste représente le décor en arrière-plan dans plus de 90%, ce qui est à nouveau fait sciemment pour que les personnages ne deviennent pas juste des acteurs sur une scène vide. En fait, sous des dehors un peu frustes et simplistes, chaque page comprend une forte densité d'informations visuelles très concrètes qui projettent le lecteur dans chaque lieu, à côté de personnages expressifs.

Effectivement, Art Spiegelman accomplit un devoir de mémoire en couchant sur le papier les souvenirs de son père, dans une bande dessinée, ce qui fin des années 1970 / début des années 1980 était un pari aux États-Unis, car les comics étaient vus comme un média à destination des enfants pour des récits de superhéros. Lorsque Vladek se retrouve emprisonné à Auschwitz, il relate factuellement la faim, les privations, les maltraitances, les tortures, les rafles, les morts par la faim, par les coups, par les exécutions sommaires, et dans les chambres à gaz. Dans un premier temps, l'utilisation de souris anthropomorphes évite au lecteur de devenir un voyeur devant des horreurs graphiquement insoutenables. Mais l'accumulation d'épreuves finit par générer un malaise proche de devenir insoutenable. Il acquiesce inconsciemment quand Vladek indique à son fils que c'est inimaginable, impossible à représenter ce qu'il a vécu. Il comprend à chaque fois comment Vladek a pu survivre, parfois avec de la chance (toute relative), tout en voyant de nombreux prisonniers mourir autour de lui. C'est vraiment le récit d'un survivant, et il s'interroge sur les séquelles psychologiques d'une telle succession de traumatismes effroyables. Il comprend tout à fait que Vladek puisse se représenter les soldats allemands comme des prédateurs cruels pour les juifs, comme des chats pour des souris.

Ce zoomorphisme des nationalités permet également d'éviter de mettre en oeuvre des stéréotypes de race pour les représenter. Au cours du chapitre trois du livre I, Vladek est représenté comme portant un masque de cochon sur son visage, se faisant passer pour un polonais auprès d'un autre polonais. Plus tard dans le récit, c'est Art Spiegelman qui porte un masque de souris, bien qu'il soit juif pas sa naissance, mais pour indiquer qu'il se sent un imposteur. le lecteur comprend que l'auteur a conscience des limites de l'outil visuel qu'est le zoomorphisme et que ces masques correspondent effectivement à la projection de la représentation mentale de Vadek sur les individus, tel qu'il raconte son histoire. Au début du premier chapitre du livre II, Françoise Mouly (la compagne d'Art) et Art ont une discussion sur sa propre culpabilité qu'il ressent à avoir une vie plus facile que celle de son père, à avoir eu un frère qu'il n'a jamais connu. La discussion se termine avec la remarque formulée par Art que dans la vraie vie, Françoise ne l'aurait jamais laissé parler aussi longtemps sans l'interrompre. le lecteur comprend que l'auteur a une conscience aiguë de la nature de sa bande dessinée : une reconstitution à partir des souvenirs de son père datant de plus de trente ans, réarrangés sous forme de bande dessinée. Ce n'est pas un témoignage à chaud, et tous les faits ne sont pas vérifiables. Il doit faire des choix narratifs, sur la base d'informations parcellaires, sans pouvoir rendre compte de la totalité de l'expérience de son père. de ce point de vue, Maus comprend des particularités propres au récit de fiction.

En plus d'être un récit de transmission de la Shoah, Maus est également un témoignage de la relation entre Art et son père. D'un côté, il subit une forme de culpabilité d'avoir une vie plus facile que son père, et d'être incapable de faire aussi bien que lui ; de l'autre, sa vie a été façonnée par les souvenirs de son père, par sa trajectoire de survivant, qui n'est la sienne à lui Art. La transcription des souvenirs de son père en bande dessinée porte également la marque de l'histoire relationnelle entre son père et lui : l'auteur met en avant ce biais émotionnel avec les séquences dans lesquelles il recueille la parole de son père. le récit n'est donc pas juste un témoignage historique et la biographie (partielle) de Vladek Spiegelman, c'est aussi pour partie une autobiographie, celle d'Art. Tout comme il peut facilement critiquer l'usage du zoomorphisme, le lecteur peut trouver dommage que l'auteur n'ait pas recueilli la parole de Mala, la seconde épouse de Valdek, elle aussi survivante des camps de concentration., ou encore trouver à redire sur tel aspect du récit (mettre tous les allemands dans le même sac, sous forme de chat par exemple). Mais l'auteur ne prétend pas à la perfection : il expose au lecteur, ses limites en toute transparence.

Oui, Maus est une bande dessinée exceptionnelle, à la fois pour le devoir de mémoire qu'elle constitue, à la fois pour l'intelligence de sa composition et de sa réalisation. Art Spiegelman met en images les mémoires de son père avec une grande honnêteté intellectuelle, une prise de recul intelligente qui n'obère en rien la dimension émotionnelle du récit.
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