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Critique de Nastasia-B


John Steinbeck est un affreux petit magicien auquel je vous déconseille de vous frotter jamais. En effet, il est bien capable de vous envoûter, l'animal, et vous n'en sortiriez plus, jusqu'à la fin des temps. Car il est comme ça, John Steinbeck, soyez-en sûrs, et l'on ne se méfie jamais suffisamment des enchanteurs de grands chemins de la littérature tels que lui.

En ce qui me concerne, à chaque fois que revient l'été et qu'un soleil étouffant m'accable (j'ai encore un peu de temps pour cette année), que je me traîne telle une limace exsangue avec pour seule idée fixe l'envie de me vautrer et de siroter quelque boisson, je repense invariablement à Tortilla Flat.

Mais faire la critique de Tortilla Flat est pour moi un exercice périlleux. Premièrement parce que je n'ai pas relu le livre récemment, et ce n'est que par l'entremise des « petites mains » ou logiciels de Babelio qui ont eu le désir et le loisir de supprimer ma critique au cours du dernier mois que je me retrouve à devoir la réécrire aujourd'hui avec pour seul matériau, des souvenirs flétris et des couleurs passées.

Alors certes, le livre est encore bien présent à mon esprit, mais je ne viens pas de le reposer donc, mon cerveau peut vraisemblablement en altérer certains traits et en sur-exprimer beaucoup d'autres. Vous me pardonnerez peut-être et remercierez les bons offices de Babelio pour moi.

Deuxièmement, Steinbeck est probablement l'un des auteurs, pour ne pas dire L'Auteur que je préfère, donc, pas facile, facile d'avoir l'air objective, n'est-ce pas ? Troisièmement, Tortilla flat est, de par son sujet et de par son traitement, très différent, ce me semble, du style « ordinaire » de l'auteur.

À la lecture de certains commentaires, je comprends mieux l'indignation de John Steinbeck et sa décision de ne jamais plus écrire sur les Paisanos de Monterey. Ses contemporains ont interprété son livre dans les années 1930 comme une moquerie en règle, voire, une certaine forme de mépris pour ces habitants dont le sang est à forte proportion amérindio-mexicaine et pour lesquels il nourrissait une réelle sympathie.

En effet, c'est avec beaucoup de tendresse et une bonne dose d'humour que Steinbeck dépeint ces drôles de drilles et certainement pas pour s'en moquer, un peu à la manière d'un Pagnol qui se fout gentiment des Marseillais mais qui nourrit un profond respect et un amour vrai de leur âme.

Pour être franche, je n'ai réellement compris ce que John Steinbeck avait voulu exprimer dans Tortilla flat que lorsque j'ai moi-même côtoyé des Amérindiens pendant une année. À la première lecture, j'en étais restée au cocasse, au côté décalé de ces gais lurons, dont l'essentiel du raisonnement tourne toujours plus ou moins autour d'un gallon de pinard.

Mais en vivant auprès des peuples amérindiens, à voir, en chair et en os, des gens qui sont tout sauf adaptés au système dominant, qui sont heureux quand ils peuvent se retrouver entre copains et se mettre une bonne cuite, qui n'ont aucune espèce de notion de ce que ça peut être que la rentabilité, l'intérêt, la prévoyance, les réserves, un travail fixe ou encore la ponctualité, mais qui jouissent, en revanche de nous, d'une forme d'insouciance continuelle, d'une joie de vivre dans le dénuement et d'une confraternité très enviable, j'ai vu plus clair dans le message de Steinbeck.

(Bien que, vous l'imaginez sans peine, même parmi de telles gens peuvent toujours se faire jour des querelles — d'ailleurs souvent pour les motifs les plus incompréhensibles de ce côté-ci de l'Atlantique.) Eh bien là, d'un coup, mes souvenirs de Tortilla flat ont refait surface, et je me suis dit : « Comme c'est juste ; comme il a su trouver la bonne façon d'en parler, avec humour, avec certains traits un peu caricaturés, mais dans l'ensemble si réalistes. »

Du coup, j'ai également compris ce choix de narration, si empreinte d'une certaine naïveté. Cela colle si bien au tempérament des Paisanos qu'un autre mode d'énonciation eût été moins bien approprié.

Il ne faut surtout pas chercher une histoire ou une morale à ce livre. Dites-vous simplement que l'auteur va vous parler de gens, qui, dans l'ensemble, ne réfléchissent pas comme vous et moi, qui considèrent qu'ils ont sauvé leur journée quand ils ont réussi à se gonfler la panse de victuailles (c'est bien), et de vin (c'est mieux).

Si par revers de fortune il n'y a que du vin, ils ne vont pas en faire une maladie, par contre, s'il n'y a ni victuailles ni vin, ils vont s'ingénier, faire fonctionner leurs bras, voire même leur cerveau pour combler cette lacune.

C'est une vie sans calcul, d'aucune sorte. Donc, lorsque le hasard d'un héritage fait de Danny un propriétaire, c'est tellement loin des préoccupations ordinaires du groupe de copains, c'est une telle révolution de leurs habitudes qu'on comprend que l'ordre ne reviendra qu'à partir du moment où Danny aura tout perdu et qu'il pourra retourner à ses rigolades et pochetronneries quotidiennes avec ses potes.

Pour illustrer cet état d'esprit, je vais prendre un exemple que j'ai réellement vécu avec des Amérindiens. Lorsqu'on vous donne par exemple rendez-vous « demain », cela peut signifier « dans une heure », « ce soir », « dans une semaine », « dans un mois », « jamais de la vie, tu peux toujours courir » voire, très, très, très exceptionnellement, « demain ».

Eh bien les Paisanos de Monterey c'est ça, c'est exactement ça ! L'esprit du quartier nommé " Tortilla Flat ", c'est ça ! Des gens qui n'ont pas du tout la même vision de la vie que la nôtre, cette vie que nous subissons plus que nous ne la vivons, où l'on déprime dès qu'on perd son emploi, où l'on a la bougeotte dès qu'on est trois jours sans aller travailler, où l'on court toute la journée (d'ailleurs pour pas grand-chose, bien souvent).

Bref, voilà ce que je peux vous dire de ce livre, c'est drôle et pathétique à la fois, c'est presque un témoignage ethnographique urbain sur une communauté et un quartier qui a dû bien changer à présent. C'est un drôle de document sur une façon de vivre probablement disparue de nos jours à Monterey, mais qui a existé du temps de Steinbeck, il n'y a pas de raison d'en douter, et que l'on peut encore rencontrer en voyage, deci-delà, auprès de populations, pas du tout « dans le système » et qui doivent bien rigoler à nous voir courir tout le temps. du moins c'est mon avis tortillé et plat, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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