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Critique de Apoapo


De même que _Le Sexe des Modernes_ par Éric Marty a constitué pour moi une première lecture de référence pour déconstruire la théorie du genre américaine de Judith Butler d'un point de vue philosophique, ce magistral traité d'Irène Théry a représenté l'ultime outil de déconstruction de celle-ci, d'un point de vue de sociologie théorique se valant de la méthode anthropologique et un peu de la linguistique. En effet, qu'est-ce que la théorie du genre, en fin de compte, sinon le développement jusqu'à ses conséquences extrêmes d'un individualisme conçu en opposition à la société, lequel somme le sujet de se construire et de revendiquer, contre les assignations sociales, une identité propre – de sexe, de genre et d'orientation sexuelle – qui se réaliserait par la simple fonction performative de son énonciation ? Mais qu'est-ce qu'un tel individu, dont la personnalité existerait en amont de la société, à condition d'adhérer au mythe libéral du contrat social, et par son intériorité la plus profonde, à condition d'adhérer au mythe de « l'homme psychologique » ? En opposition, l'autrice démontre que, dans la réalité ontogénétique de l'être humain, le bébé atteint son humanité au sein du système linguistique spécifique de sa naissance, qui possède sa propre désignation de « la troisième personne », et à l'intérieur d'une société caractérisée par ses propres normes de relations, notamment de statuts sexués et de parenté, et par une structure de rôles qui le précède. L'enfant s'y inscrit, devient « personne », et ainsi il aura une marge de liberté d'action « conditionnelle », dans le cadre des « attentes » liées à son rôle et à son statut.
D'autre part, le lecteur comprend d'emblée que les catégories mêmes d'homme et de femme, absentes dans certaines langues, sont tout le contraire d'un universel, elles dénotent une spécificité non seulement occidentale, mais aussi très moderne.
En somme, la théorie du genre ne résiste ni à une critique sociologique de l'individualisme, que Théry se garde toutefois d'opposer aux grands déterminismes, de la manière dans laquelle s'opposent habituellement l'approche sociologique à l'approche psychologique, ni à l'observation ethnographique qui récuse le sociocentrisme.
L'autrice fait usage d'une réflexion qui tire ses origines de Durkheim, qui culmine chez Marcel Mauss, et où Lévi-Strauss assume une position ambiguë, lorsqu'il abandonne l'anthropologie empirique pour se livrer, à l'instar de Freud, à l'élaboration du second mythe des origines de la société représenté par l'interdiction de l'inceste. Par des apports théoriques successifs (Louis Dumont, Bourdieu, Wittgenstein, Edmond Ortigues, Charles Taylor, etc.) se précisent donc les contours de cette Distinction de sexe, qui n'est donc ni individuelle ni sexualisée, mais relationnelle, normative, construite par les institutions sociales, fondée sur la linguistique et en particulier sur la « dramaturgie de l'interlocution », valable pour les sociétés traditionnelles autant que pour les nôtres, individualistes. Voici deux éléments contribuant à sa définition :
* « Mais qu'est-ce que la distinction de sexe ? C'est le genre non pas des personnes, mais des relations sociales. Il ne s'agit donc pas d'étudier 'le' masculin ou 'le' féminin comme attributs des individus, mais la façon dont prend sens dans une société la diversité des formes de l'action modalisée par la distinction masculin/féminin dessinant les manières d'agir attendues des partenaires d'une vie sociale de l'un et l'autre sexe. » (p. 228)
* « La seule et unique pratique universelle est celle de la distinction de sexe référée à la distinction normative et adverbiale masculin/féminin qui se décline […] en quatre modalités relationnelles : relations de même sexe, de sexe opposé, de sexe indifférencié (androgyne ou neutre, mais toujours significative), de sexe combiné. Elles offrent toute une gamme de déclinaisons de référence visée et exprimée par la troisième personne grammaticale, selon l'âge du concerné, sa place dans la parenté, son rang, etc. » (p. 520)

On peut noter que l'envergure de ce volume permet de dépasser la seule critique de la théorie du genre, et même l'esquisse d'une approche spécifique à l'égalité – indiquée dans le sous-titre – pour proposer une véritable théorie de la dialectique entre la personne, ses actes conformes à la distinction de sexe en vigueur et la société à laquelle elle appartient. Cette dialectique comporte aussi un facteur dynamique, poussé par la sensibilité tout à fait récente vis-à-vis de l'égalité des sexes. Compte tenu de la nature relationnelle de l'action de la personne, conçue comme « interlocuteur possible », une métamorphose dans cette direction est concevable par l'évolution de la société. La conclusion ouvre donc l'essai sur le cas spécifique des transformations de la famille en Occident et en particulier sur celles de la parentalité – familles monoparentales, recomposées, homoparentales, etc. - anticipant ainsi les travaux successifs de l'autrice.




Table [et renvoi des cit.]

Première partie : de la différence des sexes à la distinction de sexe

Chap. I : L'homme et la femme : des « catégories universelles » ?

L'homme et la femme : nous et les autres
Homme-femme ? Les quatre descriptions de l'individu
Le piège de l'universel unique

Chap. II : L'origine du monde

Individu et société : la critique sociologique de l'état de nature [cit. 1]
La société de l'homme et de la femme
Différence des sexes et « évidente infériorité relative de la femme »

Chap. III : Marcel Mauss, une chemin de déprise

Émile Durkheim : de la différence à la division des sexes [cit. 2]
Marcel Mauss : l'institution de la division par sexes [cit. 3]
S'attendre à... : institution, conditionnel et différence sexuelle [cit. 4]

Chap. IV : Origine symbolique et loi de l'échange des femmes

La « misogynie de Lévi-Strauss » : une mauvaise querelle
De l'interdit de l'inceste à la « loi de l'échange des femmes »
Un nouveau mythe des origines : le code symbolique des signifiants

Chap. V : La distinction de sexe [cit. 5]

À la découverte de la distinction de sexe
De la différence à la distinction de sexe : l'enjeu de la relation [cit. 6]

Chap. VI : Hiérarchie, inégalité, domination : l'enjeu de la parenté

_La Domination masculine_ ou les apories d'une théorie ensembliste
Distinguer le pouvoir et l'autorité : Mary Douglas
Inégalité et hiérarchie : deux figures logiques d'expression de la valeur
Que s'est-il passé à l'entrée de la modernité ?
Sociocentrisme et individualisme : l'enjeu de la parenté [cit. 7]


Seconde partie : du moi à la personne : l'interlocution oubliée

Chap. VII : L'humanisation du petit homme

Le deuxième mythe moderne des origines
L'avènement de « l'homme psychologique » [cit. 8]
De la personne humaine à la personne singulière

Chap. VIII : Moi intérieur et monde extérieur

De l'identité de genre à l'interrogation sur la personne [cit. 9]
La personne comme interlocuteur
La personne théologique comme hypostase
La personne : oubli et permanence de deux traditions
Le moi comme première personne absolue [cit. 10]

Chap. IX : Personne humaine et personne relationnelle

Des deux sens du mot 'individu' aux deux sens du mot 'personne'
Mauss, la personne et les deux sens du mot 'moi'
Do Kamo : problème du corps ou problème du moi ?
La nouvelle anthropologie féministe et la personne relationnelle

Chap. X : Je, tu, il/elle. le système de l'interlocution

De la critique du moi ou self à la question du langage
Le système des trois personnes dans l'interlocution
La personne, c'est l'interlocuteur possible
Personne et distinction de sexe

Chap. XI : Dramaturgies de l'interlocution

De l'interlocution à l'action rituelle : corps, représentation, dramaturgie
Le corps chrétien du renoncement à la chair
L'impossible et l'interdit : mythe de l'interdit de l'inceste et oubli de la signification [cit. 11]

Conclusion : Égalité de sexe et naturalisme familial

Le renouveau du subjectivisme
La sociologie, premier défenseur du mythe de l'intériorité
L'hypothèse de la désubjectivation de masse
Le Sujet-roi peut-il vraiment détruire le droit ?
La famille, élément naturel du social ?
La question des droits de l'homme
De la nature biologique à la nature psychologique
Le juge, l'expert et la nature
Une autre approche est possible
l'identité personnelle : une identité narrative [cit. 12]
Penser les transformations de la parenté
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