Depuis plus de quarante ans, j'étudie les analyses d'
Emmanuel Todd qui, avec
Alain Besançon et
Hélène Carrère d'Encausse, annonça dès les années 1970 la chute de l'URSS, et observe depuis le début du siècle la décomposition du système américain. C'est l'un des contributeurs du blog «d'autodéfense intellectuelle » https://www.les-crises.fr, créé par
Olivier Berruyer.
Le paradoxe de ce livre est que, partant d'une action militaire de la Russie, il amène à « la crise de l'Occident (…) avant de pénétrer la réalité de ce qui ressemble de plus en plus à un trou noir : au-delà de la spirale descendante de l'Europe, nous trouverons, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, des déséquilibres internes d'une ampleur telle qu'ils en deviennent des menaces pour la stabilité du monde. (…) Car le vrai problème auquel le monde est aujourd'hui confronté, ce n'est pas la volonté de puissance russe, très limitée, c'est la décadence de son centre américain, elle sans limite. »
En 2022, le PIB russe représentait 8,38 % du PIB américain (et, combiné au PIB biélorusse, 3,3 % du PIB du camp occidental). Comment, malgré ce déséquilibre en leur faveur, les Etats-Unis en sont-ils arrivés à ne plus pouvoir fabriquer assez d'obus pour l'Ukraine ? La réponse (désindustrialisation ; effondrement du système éducatif ; déficit d'ingénieurs) se trouve dans les citations publiées.
Pourquoi une large majorité des pays représentés à l'ONU soutient la Russie et l'aide à contourner l'embargo technologique et les sanctions économiques ?
Les sanctions ont complètement raté leur but. « La saisie illégale des avoirs russes à l'étranger a soulevé une vague de terreur parmi les classes supérieures du Reste du monde. En traquant l'argent et les yachts des oligarques russes, les Etats-Unis (et leurs vassaux) ont, de fait, menacé dans leurs biens tous les oligarques du monde, ceux des grands comme des petits pays. Échapper à l'État prédateur américain est devenu partout une obsession et se dégager de l'empire du dollar devient pour tous un objectif raisonnable, même s'il leur faut procéder de façon prudente et progressive.» Il suffit d'observer les cours de l'or pour comprendre l'ampleur du transfert en cours.
La peur qu'inspire le Trésor américain n'est toutefois pas le seul motif qui a conduit les Saoudiens à s'entendre avec les Russes pour maintenir le prix du pétrole, les Turcs à entrer dans un rapport de compétition cordiale avec les Russes, les Iraniens à se rapprocher toujours plus de Moscou, les Indiens à demeurer dans une alliance de fait avec ses dirigeants. « Comme l'avaient pressenti les Occidentaux, les valeurs politiques et morales ont aussi compté, mais, malheureusement pour eux, dans un sens qu'ils n'avaient pas du tout prévu. Les valeurs occidentales, de plus en plus, déplaisent. »
« L'une des caractéristiques essentielles de notre époque est la disparition complète du substrat chrétien, un phénomène historique crucial qui, justement, explique la pulvérisation des classes dirigeantes américaines. Nous y reviendrons longuement : le protestantisme, qui, pour une bonne part, avait fait la force économique de l'Occident, est mort. Phénomène aussi massif qu'invisible, vertigineux même dès lors qu'on y songe un peu, nous verrons qu'il est l'une des clés, si ce n'est la clé explicative décisive des turbulences mondiales actuelles. »
Le sociologue définit 3 phases successives d'une religion. « Il existe une méthode empirique assez simple pour distinguer les trois phases - active, zombie et zéro - de la religion chrétienne, toutes branches confondues, et marquer les transitions de l'une à l'autre phase.
Au stade actif, l'assistance au service dominical est forte.
Au stade zombie, la pratique dominicale a disparu mais les trois rites de passage qui accompagnent la naissance, le mariage et la mort restent encadrés par l'héritage chrétien. Une population chrétienne zombie ne va plus à la messe mais continue majoritairement de faire baptiser ses enfants(…). A l'autre extrémité de la vie, une société chrétienne zombie continuera de refuser l'incinération, qui fut longtemps rejetée par l'Église.
Le stade chrétien zéro se caractérise donc par la disparition du baptême et un essor massif de l'incinération. Nous vivons tout cela. »
Les « valeurs » des élites disparaissent avec la religion comme le prouve l'extinction progressive aux USA des WASP (White Anglo-Saxon Protestant) : « Il est rituel de se moquer des WASP. Et il est vrai que cette classe supérieure, comme n'importe quelle classe dirigeante, véhiculait toutes sortes de préjugés ridicules. N'en demeure pas moins qu'elle était porteuse d'une morale et d'une exigence. Entre 1941 et 1945, ses membres les plus jeunes ont été envoyés, comme le reste de la population mobilisable, faire la guerre en Europe ou dans le Pacifique ; ils étaient, comme Roosevelt, issus de ce petit monde enchanté qui n'avait pas hésité à instaurer des taux d'imposition s'élevant jusqu'à 90 % sur les tranches supérieures de revenu. » Un dicton populaire disait que les Cabot-Lodge ne parlaient qu'aux Lowell qui ne parlaient eux-mêmes qu'à Dieu … aujourd'hui l'Amérique décadente élit Bush,
Obama, Trump ou Biden …
Le nihilisme est l'aboutissement du déclin éthique et intellectuel : « Les faits sont simples (…). La génétique nous dit que l'on ne peut pas transformer un homme (chromosomes XY) en femme (chromosomes XX), et réciproquement. Prétendre le faire, c'est affirmer le faux, un acte intellectuel typiquement nihiliste. Si ce besoin d'affirmer le faux, de lui rendre un culte et de l'imposer comme la vérité de la société prédomine dans une catégorie sociale (les classes moyennes plutôt supérieures) et ses médias (le New York Times ; le
Washington Post) nous avons affaire à une religion nihiliste. Pour moi, chercheur, je le redis, juger n'est pas mon affaire mais il m'appartient de donner des faits une interprétation sociologique correcte. Etant donné la large diffusion de la thématique transgenre en Occident, nous pouvons de nouveau considérer que l'une des dimensions de l'état zéro de la religion, en Occident, est le nihilisme. »
« Réfléchissons un peu et revenons sur le sens profond de l'idéologie transgenre (…). Elle dit qu'un homme peut devenir femme, et qu'une femme peut devenir homme. Elle est une affirmation du faux et, en ce sens, proche du coeur théorique du nihilisme occidental. Mais comment l'adhésion à un culte du faux pourrait-elle mener à une alliance militaire plus sûre ? Je pense pour ma part qu'il existe en fait un rapport mental et social entre ce culte du faux et la non-fiabilité désormais proverbiale des Etats-Unis dans les affaires internationales. Tout comme un homme peut devenir femme, un traité passé avec l'Iran dans le domaine nucléaire (
Obama) peut se transformer, du jour au lendemain, en un régime de sanctions aggravé (Trump).
Ironisons un peu plus : la politique extérieure américaine est à sa manière gender fluid. La Géorgie et l'Ukraine savent désormais ce que vaut la protection américaine. Taiwan et le Japon ne seraient pas, j'en suis convaincu, défendus par les Etats-Unis contre la Chine. Ceux-ci n'en ont plus les moyens industriels. Mais, surtout, l'idéologie nihiliste, qui progresse sans cesse en Amérique, transforme le principe même du respect des engagements en une chose désuète, négative. Trahir devient normal. »
Le nihilisme et les sanctions expliquent pourquoi les pays africains rompent avec la France au profit de la Chine ou de la Russie.
Cet essai décapant, aux propos parfois provocants (sur les Ecoles de Management et leurs alumni ; sur les dirigeantes des pays nordiques), est étayé par une multitude de données économiques et sociologiques qui fissurent l'apparence des PIB et dévoilent forces et faiblesses des états nations.
Appel à une révolution intellectuelle et morale, puisse ce livre contribuer au sursaut de l'Occident !