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Critique de Woland


I - Война и мир
Traduction : Elisabeth Guertik
Préface : Brice Parain

Fresque géniale en dépit de certains partis pris, bien naturels, de son auteur, "La Guerre & la Paix" se définit avant tout par son arrière-plan historique, l'axe 1805 (Austerlitz, victoire des forces napoléoniennes mais amère défaite pour l'empereur d'Autriche, François Ier, et pour son allié, le tsar Alexandre Ier)/1812 (Borodino, victoire de fait de Napoléon Ier mais début pour lui de son déclin, face à l'impossibilité de détruire l'armée d'Alexandre Ier, la Russie étant cette fois-ci la seule à s'opposer à lui). On dit que Tolstoï voulait au départ n'évoquer que la campagne de Russie, laquelle, comme chacun sait, fut un désastre pour la France. Mais il fut pris d'un scrupule, considérant qu'écrire uniquement sur ce pan de l'Histoire, hautement favorable aux Russes, ne serait somme toute pas très juste.

La postérité lui a donné raison : il ne faut pas être grand clerc pour s'apercevoir que l'axe central ainsi adopté permet à Tolstoï d'approfondir et de peaufiner les caractères des figures historiques qu'il met ici en scène, de même qu'elle lui garantit un esprit critique qui jauge aussi bien l'état-major français que le grand commandement russe. On en retient l'idée qu'il ne les estimait ni l'un, ni l'autre. Seul Koutouzov, initiateur officiel de la politique de la terre brûlée qui força Napoléon à avancer vers Moscou, puis à fuir celle-ci, trouve grâce à ses yeux. Il met d'ailleurs à défendre le vieux général en chef une ardeur et une tendresse qui donnent toute la mesure du mépris dans lequel, cinquante ans après les événements évoqués dans le roman, la bien-pensance russe tenait encore le maître d'oeuvre de la victoire de 1812.

Tels deux souverains sur un jeu d'échecs, Napoléon et Alexandre, en dépit des nombreuses scènes où Tolstoï leur donne la parole (sa parole), semblent, à l'observateur superficiel, rester un peu en retrait. A tous les deux, l'écrivain reproche leur éloignement - progressif chez l'un et presque congénital chez l'autre - du peuple qu'il gouverne. (Cette rupture compte d'ailleurs parmi les causes de l'échec napoléonien.) La cour de généraux, princes, ducs et courtisans divers qui les entourent est clairement désignée comme une assemblée de parasites. Mais c'est là, semble-t-il, le seul point commun que leur concède Tolstoï. Comme celui-ci s'acharne à démolir Napoléon - qu'il appelle, de façon assez inhabituelle et même comique, "l'empereur de France" et non "des Français" - on pourrait s'attendre à ce qu'il encense son rival. Eh ! bien, non !

Pourtant, on ne compte plus les passages où sont soulignés le physique avantageux du tsar et sa distinction tout aristocratique. A l'inverse, le malheureux Corse est qualifié tant et plus de quinquagénaire gras, bedonnant, dominé par une autosatisfaction immense et de caractère un peu borné. Quant à son "génie" ... Tolstoï plisse les lèvres et secoue sa plume avant de nous assener rageusement : non, Napoléon n'était pas un "génie" militaire, tout au plus un grand capitaine (et encore, quand il était jeune ...)

Comment se fait-il alors que, au bout des mil-quatre-cent-soixante-cinq pages que compte "La Guerre & la Paix" dans cette édition du Livre de Poche, ce soit l'image de Bonaparte-Napoléon Ier qui, encore et toujours, démolissant par on ne sait quelle magie tous les raisonnements de Tolstoï, ressorte avec netteté de l'ensemble ?

Honni, désacralisé, déboulonné, dépeint tour à tour comme un homme de rien, "même pas français", "français par hasard", comme un petit bourgeois qui, le 18 Brumaire, An VIII de la République, tremble de peur lors du fameux coup d'Etat qui met fin au Directoire, comme un fuyard qui se sauve dans sa pelisse bien chaude sans même un regard pour les débris de sa Grande Armée se noyant dans la Bérézina, comme un mythomane enfin qui occupe son exil à Sainte-Hélène en alignant dans ses "Mémoires" mensonge après mensonge, Napoléon Ier, par la haine même de Tolstoï et le génie de l'écrivain, ressuscite une fois encore tel que le XIXème siècle, amis et ennemis réunis, considéra sa fabuleuse et incroyable épopée : à la suite des contemporains de l'Empereur et de ceux qui, après sa mort, s'attachèrent à sa mémoire soit pour la mépriser, soit pour la vénérer, Tolstoï regarde Napoléon avec un mélange de fascination et de détestation qui laisse le lecteur perplexe.

Le livre achevé, contrairement à toute attente, contrairement à la version officielle, le parfait opposé de Napoléon n'est pas Alexandre, prince par la naissance, mais bel et bien Koutouzov, fils d'un modeste ingénieur militaire. C'est Koutouzov qu'affronte Napoléon - même s'il n'en a pas conscience - et non Alexandre, contre lequel, à l'extrême fin du roman, c'est-à-dire en 1820, Pierre Bezoukhov est prêt à se rebeller tant il trouve son gouvernement mou et injuste envers les plus démunis. (A suivre ...)
II - L'ambiguïté caractérise également la réflexion personnelle de l'écrivain sur les forces qui dominent l'univers. Tolstoï n'a pas ce mysticisme parfois si exalté de Dostoievski et qui dérange par ses excès. Son mysticisme se veut - encore - raisonnable et raisonné. Saisi très jeune, dit-on, par l'absurdité et la fragilité de l'existence humaine, il cherche, comme tant d'autres, un sens à tout cela. Trop slave, trop russe pour sombrer dans l'athéisme, Tolstoï, qui mourra excommunié par l'Eglise orthodoxe, est un croyant sincère et farouchement anti-clérical. Déjà.

Ce qui étonne et même stupéfie, c'est que cette foi ignore royalement le libre-arbitre. Ainsi, la guerre devient un phénomène voulu par l'autorité divine et dans lequel l'homme n'est qu'une marionnette. Dans de telles conditions, on ne comprend pas comment Tolstoï, dans certains passages de sa fresque, impute tout naturellement la responsabilité de telle ou telle bataille, de tel ou tel massacre, à Napoléon ou à tel général russe. La contradiction est flagrante mais elle semble si peu déranger l'auteur russe qu'on en vient à se demander s'il s'en rend compte.

A certains, l'ambiguïté tolstoïenne rappellera les méandres du discours de St Augustin qui, selon ceux à qui il s'adressait, mettait en avant l'importance du libre-arbitre ou, au contraire, la niait complètement en évoquant le fameux "péché" originel qui aurait déterminé le destin de l'Homme. Mais si l'on accepte, avec une relative facilité, les atermoiements et contradictions d'un père de l'Eglise, canonisé qui mieux est, si ceux-ci s'expliquent aussi par les visées politiques de l'Eglise, Tolstoï, lui, ne peut bénéficier de pareilles "circonstances atténuantes." D'autant qu'il a aimé la réputation de penseur et de grand esprit pacifiste qu'on lui fit.

Entraîné par cette ambivalence spirituelle, le discours de l'écrivain se brouille en maints endroits. Quant à sa théorie sur L Histoire (largement exposée dans la toute dernière partie du deuxième tome), elle se fait elle aussi trop floue, trop changeante pour convaincre. Néanmoins, l'effort de la pensée, le désir sincère de poser les bonnes questions et de faire avancer la réflexion sont bien là. Comme le prince André, comme Pierre Bezoukhov, Tolstoï cherche l'Autre et se cherche lui-même, au-delà de tout, y compris de la Mort, cette Mort dont on sent bien que, en dépit de sa foi toujours affirmée avec superbe, il a une peur panique.

Sur le plan romanesque, "La Guerre & la Paix" s'attache à l'évolution de la société russe, et tout spécialement de la société aristocratique, happée dans le tourbillon des guerres napoléoniennes. (En dépit de tout ce qui demeure lié au nom de Tolstoï, force est d'admettre qu'il évoque rarement le peuple dans ce roman. Quelques silhouettes, ici et là, Platon Karateiev bien sûr, figure quasi christique ... mais sinon le peuple russe reste anonyme, un peuple parmi "les peuples" dont se gargarisent si bien les empereurs dans leurs différents discours. ) Tolstoï a coupé au plus simple : pour servir ici de guide à son lecteur, il a choisi sa propre famille et son histoire.

Sa mère par exemple, Maria Nikolaievna, née Volkonsky, qui mourut alors qu'il n'avait que dix-huit mois, se retrouve dans le personnage de la princesse Maria Nikolaïevna Bolkonski, la fille tyrannisée - et pourtant aimée - du vieux prince Bolkonski, lequel trouve ses racines chez le feld-maréchal Nikolaï Volskonsky. La famille était illustre - et il arrivait à ses représentants de se prétendre avec raison des origines largement antérieures aux Romanov.

Le comte Nicolas Rostov, lui, symbolise bien entendu le comte Nikolaï Illitch Tolstoï, père de l'écrivain.

Mais toutes les équivalences que l'on cherche à établir entre les créatures nées de la cervelle du romancier et leurs modèles de chair et d'os ne sont pas aussi faciles à établir. le personnage de Natacha intrigue et l'on y voit en général deux sources : ou bien l''épouse de Tolstoï, Sophia Behrs, ou bien la soeur de Sophia qui vivait avec le couple et entretint toujours avec son beau-frère une relation assez ambiguë. A moins qu'il ne s'agisse d'un hybride des deux soeurs, en une sorte de fantasme qui retient au passage des traits de caractère puisés çà et là chez telle ou telle jeune fille, parente ou non, que Tolstoï trouvait à son goût.

A notre avis - mais ce n'est qu'une opinion - Tolstoï a réparti les tourments de sa propre nature entre deux hommes : le torturé et pessimiste prince André Bolkonski, frère de la princesse Maria, et le rayonnant et généreux comte Pierre Bezoukhov qui, à la fin de la chronique, épouse Natacha Rostov. Il est sans doute possible - et même certain - qu'il ait dispensé à l'un comme à l'autre telle ou telle caractéristique pêchée chez un proche ascendant, paternel ou maternel, mais si l'on s'intéresse un tant soit peu à la vie et au caractère de Tolstoï lui-même, on ne peut nier l'évidence.

Le manichéisme qui sous-tend le binôme André/Pierre est à lui tout seul une signature tolstoïenne : d'un côté, une personnalité jeune encore mais austère, bougonne, revêche, se déclarant anti-cléricale mais incapable de cesser de s'interroger sur le sens de la vie et sur celui de la Mort, un aristocrate hautain et dédaigneux avec ses pairs mais relativement simple et aimable avec les gens de plus petite extraction, un homme hanté par l'idée de se dépasser mais qui, fasciné par les rêves, est trop cartésien pour s'abandonner pleinement à leur emprise ; de l'autre, une espèce de grand enfant naïf, bonne pâte, qui donne sans compter et se plie à la volonté d'autrui parce qu'il ne veut pas blesser en disant "non", un noble certes mais que ses pairs jugent souvent avec condescendance en raison de sa bonté qu'ils prennent pour de la faiblesse et aussi de sa bâtardise originelle, un rêveur enthousiaste enfin, un vrai, de la plus belle eau, qui voue un véritable culte à Bonaparte avant de vouloir assassiner Napoléon Ier de ses propres mains et qui, une fois l'ordre rétabli en Europe, est prêt à repartir en campagne contre les excès mystiques d'Alexandre. ;o)
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