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Critique de Chouchane


Ecrit en 1969, ce roman, comme les meilleurs vins, s'est bonifié avec les années. C'est une relecture qui m'a réservé autant de plaisir que la première fois. Déjà, je fus impressionnée par l'étendue des émotions et des aventures que Tournier réservait à ses deux presque unique personnages de fiction et c'est toujours le cas. Tournier décrit une âme humaine fantasque et qui pourtant nous dit tant de chose sur nous. Robinson ou Vendredi, chacun si loin et si proche de nous.

Quand Tournier revisite le Robinson Crusoé de Defoe c'est pour nous conduire dans les profondeurs de la réflexion sur l'homme. Si les deux Robinson porte la même barbe rousse, la même peau blanche et le même compagnon à peau noire, la ressemblance pourrait s'arrêter là. Avec Vendredi et les limbes du Pacifique, Tournier nous parle de ce qu'est le sentiment d'exister, la solitude, la liberté et la sexualité. Tout est stupéfiant dans ce roman, d'abord le titre, faut s'y arrêter. Tournier a dû se creuser la tête pour le trouver. On y comprend que la part belle sera donné à Vendredi, viennent ensuite les limbes, ce lieu qui n'est ni enfer, ni paradis, ce lieu entre les mondes où flottent les âmes innocentes des enfants morts avant la rédemption. C'est en ce lieu que va vivre Robinson car aux yeux de tous, il est mort. Ces limbes sont dans le pacifique, un océan qui fait surgir tous les fantasmes d'îles et de navigation.

Le récit débute par un inquiétante séance de tarot où le capitaine du navire prédit à un Robinson "pieux, avare et pur" ce qui va lui arriver. Evidemment, ce début est à relire après avoir terminé le roman car s'y trouve les clefs du "message" de Tournier. le jeune rigide s'est transformé en homme jupitérien. Naufragé sur une île que nous dirions déserte, mais juste déserte d'humains, Robinson va se faire "accoucher" par l'île et devenir un autre. D'abord délirant de solitude, vivant dans la boue à quatre pattes, il se redresse pour tenter de quitter l'île, puis devant ses échecs, il réinvente un monde "civilisé" que Deleuze nomme "ordre économique et moral". Utile au début car il plante, cultive, élève des chèvres son activité s'emballe pour devenir inutile, il ramasse et amasse plus que nécessaire, fait des lois, bâti des rituels contraignants... S'imposant de parler à haute voix pour ne pas perdre la parole, il s'interroge sur la réalité de son existence et va tenir un log-book, journal intime dont la lecture donne un éclairage nouveau au récit. Derrière cette façade toute d'organisation minutée, la sexualité de Robinson imprime un autre rythme au récit, primitive et sauvage cette sexualité va le relier aux éléments. Il devient l'amant d'une "combe rose". C'est l'arrivée de Vendredi qui va faire voler en éclat cet équilibre. D'abord, vécu comme un double inférieur parce que métis, Robinson essaie de transformer Vendredi en domestique, esclave, mais Vendredi est irréductiblement libre. Solaire, sauvage, il vit la vie au présent, s'il accepte les folies de Robinson, elles ne le soumettent en aucune façon. C'est lui qui fait exploser l'île (sans le vouloir) et qui réoriente la vie sur l'île. En suivant, les traces de Vendredi, Robinson va se libérer des gangues de civilisation pour devenir un être cosmique. C'est Vendredi le vrai maître, celui qui fait voler un vieux bouc, fait chanter le vent dans son crâne, celui qui apparait et qui disparait. Vendredi ou les limbes du Pacifique pose la question de la présence d'autrui, jusqu'où a-t-on besoin d'autrui pour exister ? et, sans doute sans le vouloir à l'époque, Tournier met le doigt sur la nature, l'écologie. Cette nature qui offre tout à Robinson, indispensable à l'humain, existe-elle encore aujourd'hui ?
Une lecture et relecture indispensables.
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