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Critique de JabyOby


À travers les yeux d'un enfant, on est immergé dans le quotidien d'un clan touva, peuple nomade qui vit de l'élevage dans les montagnes enneigées de Mongolie. Ce livre fourmille de petits détails sur leur culture, traditions, savoir-faire et mentalité. 

Ce billet va divulguer des éléments de l'intrigue. Mais il s'agit davantage d'un livre à ambiance immersive que basée sur des rebondissements d'intrigue. Vous pouvez le lire sans problème si vous n'avez pas encore lu ce livre, mais soyez tout de même prévenus.

Parmi les éléments culturels, on apprend par exemple qu'ils se saluent solennellement en reniflant leurs odeurs.
On nous donne quelques recettes, leur manière de préparer le thé, une bouillie pour animaux, et de chauffer des pierres sous la cendre du foyer afin de les emporter lors des longues journées passées dans les hautes plaines à surveiller le bétail.
Pour un peuple nomade, chaque bien est une charge à transporter. On comprend donc la préciosité de chaque objet en raison de leur faible nombre, et notamment le rôle social important du fait de posséder sa propre yourte.
On découvre aussi que le sel est extrêmement rare et s'échange cher au troc, et qu'il est vital pour de nombreuses utilisations. Parmi ceux qui sont partis en chercher, personne n'en a jamais trouvé. Cela a donné l'expression « aller au sel » qui signifie « mourir » de manière à ce que les enfants ne comprennent pas.
La narration a parfois l'air un peu cru lorsqu'elle décrit des choses qui nous semble sales dans notre société aseptisée, mais qui sont normales lorsqu'on vit au contact constant de la nature.
Enfin, il y a les prières adressées au Ciel qui semblent concerner la prospérité des affaires de la vie quotidienne, et celles à la Terre pour les morts.
Tous ces éléments culturels font de ce roman autobiographique une lecture vraiment dépaysante. En tant que lectrice occidentale et sédentaire, j'ai été frappée de découvrir un mode de vie aussi éloigné du mien par tant d'aspects, ce qui fait prendre beaucoup de recul sur notre « modernité » et ce qui nous paraît important.
C'est d'ailleurs un des messages qu'adresse le livre : il faut considérer les autres comme des humains, et non se concentrer sur les différences.

Le narrateur n'étant encore qu'un enfant, on découvre presque en même temps que lui la vie à l'aïl (le campement de yourtes rassemblant plusieurs familles). L'auteur retranscrit de manière très réaliste les pensées d'un petit homme de six ou huit ans.
Le narrateur questionne parfois des éléments de sa propre culture. Par exemple, les rêves agréables ou mauvais ne doivent pas être racontés selon la mère du narrateur. Puisqu'il a pourtant entendu certaines personnes en raconter, il en conclut que c'est qu'ils doivent être ni agréables ni mauvais. C'est de la pure logique enfantine et c'est vraiment mignon car son raisonnement tout à fait correct amène à une conclusion fausse, puisqu'il n'a pas remis en question l'hypothèse de départ, obéissant et croyant sur parole tout ce que lui dit sa mère.
Cela pourrait être juste mignon, mais comme on va le voir, cette logique d'enfant va amener des thèmes beaucoup plus profonds par la suite.

Au détour de conversations entendues, on apprend en même temps que le narrateur des mots en langues touva et mongole. Tout comme lui, on se demande ce qu'il signifient. Il émet des hypothèses et parfois se forme une vision décalée par rapport au sens que leur donnent les adultes.
Notamment, le narrateur entend qu'un de ses ancêtres était un bal, ce qui a tout l'air d'être un statut social élevé. On apprend que ce mot désigne un éleveur riche, qui aurait mille bêtes dans son troupeau. le narrateur dit vouloir devenir lui-même un bal, mais son père lui rétorque que ce n'est plus possible désormais, que les temps ont changé. C'est donc un mot qui existe encore, mais qui désigne tout un pan du monde qui n'existe déjà plus : les mots sont des vestiges de cultures.
C'est aussi avec cette réflexion sur les langues que l'auteur arrive à exprimer avec pudeur un sentiment extrêmement puissant. Une fois adulte et ayant appris l'allemand (langue dans laquelle il écrit cette autobiographie romancée), l'auteur écrit qu'il n'y a pas de mot pour « élever un enfant » en langue touva. Et c'est avec ce recul des ans et des langues qu'il a pu se rendre compte de l'importance qu'a eu sa « grand-mère »dans sa vie, mettre des mots sur cela, et et exprimer la douleur de l'avoir perdue.

Le thème de la modernité prend aussi une certaine place dans le récit. Dans les années 1950, dans le contexte de la révolution communiste, il s'opère un changement de mentalités qui crée des dissensions. Il y a désormais ceux qui se considèrent « purultares » (prolétaires) et les autres dont fait partie le père du narrateur. Les purultares abhorrent le principe de salaire, puisque cela revient à se faire exploiter par un patron. Or, l'école est perçue comme ce qui permet d'accéder au salaire. Ceux qui font partir des enfants de l'aïl vers l'école deviennent alors des parias. Il y a donc deux visions de la modernité qui s'affrontent ici : une prônant le communisme, et l'autre la scolarisation.

J'ai particulièrement aimé le style, simple et sensitif. Un passage notamment m'a fait forte impression, avec un effet de style qui évoque un côté shamanique.
Pour donner un peu de contexte à l'extrait : Un jour, le père prépare un piège à loup, en versant du beurre et de la poudre empoisonnée dans les entrailles d'un mouton. le narrateur dit que la couleur jaune-rouge de la concoction lui fait penser à des petits soleils.
Quelques jours plus tard, le narrateur fait un rêve où la neige est bleue et où il voit sa grand-mère (partie au sel) et Arsylan, son chien de berger avec qui il est extrêmement proche. À son réveil, Arsylan court dans la steppe comme à son habitude. le narrateur décrit alors le paysage : « le spectacle était singulier : le soleil d'un rouge aveuglant était collé à la pointe des rochers, il restait en dessous un soupçon d'obscurité et, très haut au-dessus, on voyait le ciel rayonner de clarté. Ciel et terre se découpaient si nettement qu'on avait d'emblée le sentiment d'être entre le jour et la nuit. » (p132-133)
Cette image m'évoque immédiatement des crocs de chiens sur un soleil (donc le piège à loups), et il y a cette dualité prégnante entre jour et nuit, ciel et terre, vie et mort.
Malheureusement, on nous avait bien dit auparavant que le père était un piètre chasseur...

À ma lecture, la fin m'a semblé un peu en demi-teinte. Ce n'était pas tellement que je ne l'appréciais pas, mais je ne comprenais pas exactement quel était le message sous-jacent.
Arsylan meurt donc, empoisonné par la poudre qui provoque la rage. le narrateur en veut à son père d'être certainement déjà en train de penser à remplacer ce chien de berger ; et il en veut à sa mère d'être rassurée que ce ne soit « que » le chien qui soit mort, et que son fils et son mari soient hors de danger. 
Ma première interprétation n'était pas satisfaisante. Je croyais que l'auteur émettait un jugement assez sévère sur les parents en dénonçant leur absence de sentiments pour les animaux, peut-être une critique de la modernité qui déconnecte de la nature.
Et en fait, après réflexion, il y a bien plus que cela. Ce n'est pas l'auteur qui juge ainsi mais lui quand il était enfant, et cela fait toute la différence. le narrateur pourrait adopter ce pragmatisme froid, celui qui aide ses parents à survivre et à protéger leur famille dans ces dures conditions naturelles.
Grandir et devenir adulte, c'est effectivement devenir cet autre être qui renie ce qu'on a été et ce en quoi on croyait (p150). Car en voyant ces nouvelles choses (la mort, les désillusions, les responsabilités), plutôt que de compléter notre vision du monde, nous la remplaçons.
Mais le narrateur pourrait au contraire continuer à considérer son attachement pour Arsylan comme quelque chose d'important, comme l'avait été son attachement pour sa « grand-mère », qui n'était pas non plus réellement de sa famille.
En vérité, le sens que le narrateur donnera lui-même à cette fin, c'est ce qui le définira en tant qu'adulte en devenir. Cela en fait une fin ouverte très intéressante qui appelle à la réflexion : à tout âge, pour nous construire, pouvons-nous nous compléter plutôt que de nous remplacer ?

Cela semble aussi faire écho au shamanisme, qui avait quasiment disparu en Mongolie mais qui a repris un essor dans les années 1990, période où l'auteur devenu shaman a écrit ce livre.
On rencontre quelques shamans au cours du roman, mais on nous dit très peu de choses sur ces personnes et leurs fonctions, si ce n'est qu'elles sont particulièrement respectées voire craintes. Cette lecture a donc potentiellement toute une dimension religieuse mais je n'en connais pas assez sur le sujet pour en dire plus.


En conclusion, « Ciel bleu » est une magnifique histoire, dépaysante, intéressante, mignonne et dure à la fois. C'est donc une chaude recommandation si vous souhaitez découvrir une culture humaine très éloignée de tout ce que vous connaissez.

Une multitude de thèmes sont abordés avec finesse et laisse au lecteur le soin de faire sa propre interprétation sur l'enfance, la modernité, les choses importantes de la vie, la toute-puissance de la nature, la spiritualité, l'importance des mots pour comprendre le monde et soi-même...
Et cette réflexion de fin me reste en tête plusieurs semaines après l'avoir lue.

J'ai eu un réel coup de coeur pour cette culture, ce qui me change de ma fascination pour les cultures nordiques (même si on reste dans les montagnes enneigées !).
Je compte poursuivre ma découverte des peuples nomades, de la Mongolie, et de cet auteur en particulier dont j'apprécie beaucoup le style et les idées.
D'ailleurs, Ciel bleu a une suite : le Monde gris (en allemand : Die graue Erde, « La Terre grise » qui conserve cette dualité Ciel/Terre), où shamanisme et communisme stalinien se heurtent avec encore davantage de violence.
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