Citations sur Ciel bleu (23)
"Dans toutes les langues et chez tous les peuples, on affirme qu'il ne faut pas dire du mal d'un mort. Pourquoi ? Être mort est-il un luxe dont seuls les élus peuvent jouir ? Ou bien une peine que seuls les exclus doivent expier ? C'est ce que doit payer chacun pour avoir été, pour s'acquitter du miracle qui préside à chaque naissance." (Métailié - p.17)
Voilà à peu près les idées qui me hantaient. Elles me sont tombées dessus comme des lambeaux de ténèbres, se sont installés au cœur de ma vie, y sont demeurés puis ont disparu un jour subrepticement. Je vivais ma vie, telle qu’elle m’avait été donnée. Ce qui avait été avant était sûrement beau, et j’aimais d’ailleurs m’en souvenir. Mais je n’éprouvais pas le désir de le faire revenir. Je savais sans doute instinctivement qu’il fallait me raccrocher à ce qui me restait encore : le troupeau et le chien.
Plus on grandissait, plus le nombre de choses à posséder semblait grandir lui aussi.
C'était difficile à croire, mais ce devait être vrai puisque grand-mère le disait : elle aussi avait été enfant.
Les dents de grand-mère avaient vieilli aussi. Elles n'avaient pas pu vieillir beaucoup plus, car elles étaient toutes tombées. Elle avait arraché elle-même les dernières. Il lui avait fallu tirer longtemps. Elle disait que c'était mieux ainsi, que c'était plus confortable pour elle. Les dents de grand-mère étaient différentes des nôtres, elles étaient jaunies et usées à l'extrémité, mais encore très longues et solides à la racine, on les aurait dites en pierre. Arsylang ne les mangeait pas. J'avais beau les envelopper dans du gras de queue de mouton, il laissait tout le temps tomber la dent alors qu'il tournait avec gourmandise la tranche de gras sur la langue avant de l'avaler. Jamais il n'avait remarqué avant les dents qu'on lui jetait enveloppées dans du gras : ma soeur et mon frère avaient perdu les leurs les unes après les autres et on les avait toutes jetées à Arsylang enveloppées dans une fine tranche de gras. En lui adressant cette supplique : Prends ma vieille dent en échange d'une jeune !
Et effectivement, mon frère et ma soeur avaient retrouvé toutes leurs dents. J'aurais tant voulu qu'Arsylang prenne au moins les dernières de grand-mère en échange de nouvelles. Mais il n'y avait rien à faire et c'est ainsi qu'elle n'a pas eu de dents neuves. (page 45)
Les rayons du soleil étaient chauds et piquants comme en été. De légères effluves parfumées venaient me frapper les narines, s’en allaient puis revenaient au bout d’un moment. Elles devaient provenir de jeunes pousses de verdure bien que l’œil ne pût en découvrir encore la moindre trace ; Une alouette scintillante comme un petit éclat de glace est arrivée en fendant le ciel bleu et, battant des ailes, elle est restée à la hauteur de perche-lasso; j’aurai aimé qu’elle chante, mais elle était encore muette. Les agneaux chahutaient, jouaient à se faire peur, sautaient sur leurs pattes pour se disperser avec un bruit clair comme un roulement de tambour avant de reformer une mêlée et de reprendre de plus belle leur jeu bruyant.
La tante elle-même en racontait. Elle avait vu la capitale et mangé du pain. Elle avait été soldat et avait joué à la guerre avec un fusil en bois. Ce qu'était la guerre, personne ne le savait, mais tout le monde disait que c'était terrible. Nous n'avions encore jamais joué à la guerre. Les adultes ne nous l'auraient pas permis. Il y avait beaucoup de choses qu'ils ne nous permettaient pas. On nous interdisait, par exemple, de jouer au loup, et même de l'appeler par son nom. Nous disions eshej, grand-père, et nous savions de qui il s'agissait. "A vilains jeux, vilaine fin", disait grand-mère. Tante Galdarak avait joué à la guerre, et cela ne lui avait pas porté chance. L'homme avec lequel elle était mariée l'avait laissée tomber à l'étranger avant de disparaître.
Les dernières années de sa vie, grand-mère a été heureuse. Nous étions l'un à l'autre, nous étions ensemble, nous vivions l'un pour l'autre. Nous formions une petite famille à l'intérieur de la grande. Dans la grande, il pouvait y avoir des accrocs, dans notre petite famille régnait toujours l'harmonie, le petit soleil du bonheur y brillait.
Grand-mère a donné raison à papa.
"Balsyng, fais confiance à Shynyk, surtout à notre époque où les hommes perdent la tête !" a-t-elle dit avec assurance.
Moi, j'ai couru à la yourte d'oncle Sama et de tante Purwu. Les gens de l'aïl y étaient rassemblés autour de la marmite remplie de thé. J'ai regardé avec attention la tête des gens sans constater quoi que ce soit de bizarre. Elle paraissait être encore là où elle avait toujours été.
Sa mémoire était bonne, pareille à une bibliothèque bien rangée.