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Critique de Nastasia-B


Voici une petite édition bilingue toujours très sympathique quand on veut pouvoir avoir accès au texte original facilement. Je ne dirai jamais assez combien j'apprécie cette collection Folio bilingue. Hormis cette possibilité d'aller directement puiser au texte russe, il y a plusieurs façons de lire le Lieutenant Kijé.

La première, la plus intuitive, la plus simple aussi, est de lire cette nouvelle pour ce qu'elle est : un récit historique cocasse et véridique du temps du tsar Paul Ier. Cet empereur assomma la Russie de son joug durant la période qui correspond pour nous au Directoire et au Consulat, c'est-à-dire juste après la Révolution française et juste avant les très grosses batailles de Napoléon.

Iouri Tynianov nous relate une anecdote authentique qui aurait tout pour être risible si elle ne cachait pas quelque chose de terrible en son sein. En effet, l'empereur était si tyrannique et arbitraire qu'une erreur, même modeste, pouvait vous faire encourir un châtiment disproportionné, telle qu'une déportation en Sibérie ou encore être fouetté en place publique.

C'est ce qui pendait au nez de quiconque contrariait le bon vouloir du souverain, et un retard de quelques minutes pouvait, évidemment, contrarier le bon vouloir du souverain. Imaginez la tempête sous un crâne lorsque vous êtes un malheureux scribe chargé de recopier un ordre du jour, que vous voyez arriver au grand galop de la trotteuse votre punition exemplaire parce que vous serez trop juste de quelques instants dans l'accomplissement de votre tâche à cause, précisément, d'une tache, sur un papier officiel.

Voilà donc notre brave scribe, tout pantelant car à cause d'une plume récalcitrante ayant engendré un pâté disgracieux, lequel pâté ayant engendré à son tour la nécessité de recommencer toute l'ordonnance, qui risque de ne pas boucler son travail dans le temps imparti. L'horloge, la plume, le tremblement, l'ombre de la sentence, tout s'affole sous la main du scribe. Et mince ! Une erreur de copie maintenant, du style « Les lieutenants susnommés Untel, Machin et Bidule devront… » qui se transforme en « Les lieutenants Susnommés, Untel, Machin et Bidule devront… ».

C'est ainsi qu'est né, en langue russe, un certain lieutenant Kijé, qu'une pratique élémentaire du russe aurait dû confondre mais qu'un exercice excessif de la répression a rendu indécelable, ou du moins non décelé. Car quiconque mentionnerait l'erreur pourrait subir ou faire subir à un collègue un châtiment exemplaire.

De même lorsqu'une croix désignant les morts au combat doit s'abattre sur une liste d'officiers, une simple petite croix qui vient se placer un rang trop haut, devant le nom Sinioukhaïev au lieu de Sokolov, cette croix vient confirmer, de façon officielle et irrévocable la mort légale d'un homme bien vivant.

Tynianov, dans un style alerte non dénué d'humour nous présente ces deux cas de figure kafkaïens en sens inverse. le lieutenant Kijé va tout d'abord être relégué en Sibérie, puis, gracié, ensuite, eu égard à sa bonne conduite (et pour cause), promu successivement aux grades de colonel puis de général.

Parallèlement, le véritable lieutenant Sinioukhaïev, se voit radier de l'armée et réduit au statut de vagabond anonyme car officiellement, cet homme n'existe plus et personne ne peut prendre le risque de mentionner son nom sans s'exposer à une rebuffade de l'empereur Paul Ier.

Donc, quand on raconte une telle anecdote historique s'étant déroulée dans des temps anciens, ceci nous permet de mesurer les progrès accomplis depuis lors… ou pas, justement ! Or, quand un auteur prend la responsabilité d'écrire une histoire, quelle qu'elle soit, authentique ou de fiction, ce n'est jamais tout à fait sans raison. Et j'en arrive naturellement à la seconde façon de lire le Lieutenant Kijé.

Lorsque Iouri Tynianov écrit cette nouvelle, nous sommes en U.R.S.S. en 1927, date à laquelle s'installe dans le pays la bonne petite dictature Stalinienne, caractérisée, comme chacun sait, par la rigidité de son administration, par l'arbitraire et l'excessive répression exercés par le pouvoir pour tout ce qui ne va pas selon les desideratas du brave camarade Staline. Souvenons-nous que c'est en 1928 que Mikhaïl Boulgakov commence à rédiger son gros oeuvre, La Maître Et Marguerite, ayant justement pour but de dénoncer de façon masquée la terreur du régime mis en place par le dictateur.

Certes, l'auteur ne fait que mettre en forme des éléments authentiques et avérés. Les noms sont réels et les anecdotes recueillies par plusieurs sources concordantes. Mais nul ne peut s'empêcher de faire le lien entre la paranoïa du tsar Paul Ier, son despotisme, l'absurdité de sa rigidité administrative et le régime mis en place par Staline.

On comprend peut-être mieux alors le ton comique, ou disons plutôt tragi-comique, employé par Tynianov, ayant sans doute pour mission de donner un tour léger à cette petite nouvelle. C'est très probablement, à mes yeux, une façon de déjouer la surveillance politique exercée à l'époque sur tous les auteurs.

Le propos de Tynianov prend toute sa force justement quand on replace la nouvelle dans son contexte historique de création. L'U.R.S.S. qui déshumanise, qui uniformise, qui dénie tout droit à l'humain en tant qu'individualité. de sorte que, dans un tel régime, aussi bien sous Paul Ier que sous Staline, les seuls êtres qui puissent convenir parfaitement au système sont les fantoches, voire ici dans le cas du lieutenant Kijé, les fantômes.

Un être véritable, fait de chair et de sang, ne peut cas convenir à une telle rigueur, à une telle intolérance à un tel déni de l'humain tel qu'il est, avec ses qualités et ses faiblesses.

Venons-en maintenant à une autre façon de lire le Lieutenant Kijé, à savoir, celle qui consiste à utiliser les enseignements de cette lecture dans notre vie de tous les jours. Nous autres qui chaque jour nous enfonçons plus profondément dans une déshumanisation, dans une « réalité virtuelle ».

Ce que vivent les malheureuses victimes d'une usurpation d'identité, sur internet ou ailleurs, n'est pas fondamentalement différent de ce que vit le lieutenant Sinioukhaïev. Vous avez beau dire, jurer, expliquer, prouver que ce n'est pas vous qui avez conduit cette voiture ou effectué ce paiement, la machine dit que c'est vous, DONC, c'est vous. C'est kafkaïen, on n'en sort pas et c'est très proche de « la machine qui rend fou », si bien pastichée par Goscinny et Uderzo dans Astérix Légionnaire.

À plein d'égards, je ne suis plus une personne, je suis un numéro de sécu. Qui dit numéro dit possibilité d'erreur sur le numéro et je vais être obligée de prouver que je suis bien qui je suis, ce qui est la première des aberrations qu'on puisse imaginer. Voilà en quoi je parle de déshumanisation croissante. Dans les camps d'Auschwitz, l'une des plus grandes humiliations décrites par les survivants était d'être ravalé au rang de simple numéro. Que sommes-nous à présent ? Un code ? Un mot de passe ? Un identifiant ? Un numéro Insee ? Un numéro d'avis d'imposition ?

Voilà peut-être un message du Lieutenant Kijé, qu'il nous convient de méditer. Mais je vous laisse trouver encore bien d'autres façons de lire cette nouvelle, car ce que j'ai exprimé ici n'est qu'un avis, un seul petit avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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