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Critique de Soleney


Après soixante pages de lecture, je me suis dit : « Et merde, encore 160 avant d'en avoir fini. Moi qui pensais que ça irait vite… ». Car pendant tout ce temps, l'auteure crache toute la haine et la colère qui l'ont dévorée lors de son internement. Rage envers ses geôlières, fureur contre l'univers de cette prison, hargne viscérale envers ses parents, dont elle est persuadée qu'ils ne l'aiment pas et qui sont responsables de cette malheureuse expérience.
220 pages à ce rythme, je pense que je n'aurais pas tenu. C'est une lecture difficile, dans les deux sens du terme : à la fois moralement parce que ce que vit cette gamine de treize ans est dur, et mentalement, parce que c'est une écriture lourde, pénible, déconstruite.
Mais passé ces soixante pages, les choses ont commencé à bouger. Valérie se remet en question, elle doute de sa méthode (qui est : « Plutôt mourir de faim que de me laisser faire ! » et : « ils ne m'auront pas ! »). Elle réalise qu'une approche plus « pacifiste » serait peut-être préférable. La jeune fille commence à faire des efforts, à prendre sur elle pour manger, à lutter contre les nausées qui la prennent, à se battre pour gagner quelques gammes. Elle ne le fait pas pour sa santé, elle le fait pour quitter cet endroit et retrouver sa liberté. Elle se décide à jouer leur jeu car après tout « c'est eux qui ont les clés ».

Et c'est là que le comportement de ces infirmières, de ces médecins, de ces soi-disant psychologues m'a le plus outrée. Car au lieu de féliciter l'héroïne, de l'encourager et d'éviter de la brusquer, ils se permettent de faire des remarques complètement anti-pédagogiques : « Tu n'as pris que 500 grammes cette semaine. Tu ne fais pas assez d'efforts pour lutter contre tes nausées ! T'as qu'à penser à autre chose quand tu manges ! de toute façon tu ne sortiras pas d'ici tant que tu ne feras pas quarante kilos ! » Elle en pleure, cette enfant qui s'acharne à retrouver ses droits, elle se fait violence, elle se promet d'y arriver. Pour elle, pour ne plus jamais se laisser faire.
J'étais également scandalisée par la façon dont ces « docteurs » traitent l'anorexie. Ils promettent à Valérie de ne pas se préoccuper de son poids et de lui permettre de continuer à suivre des cours, de l'aider à comprendre ce qui l'a amenée à avoir cette maladie.
Première nuit au Pavillon : elle est enfermée à clé dans sa chambre, avec l'obligation de finir son plateau-repas. Elle refuse. Ce n'est que le début d'un bras de fer qui durera un mois. Privée de toute distraction et de toutes les affaires qu'elle a emmenées en arrivant (à l'exception de son pyjama), sa seule occupation est d'écouter ses pensées à longueur de journée. À moins de prendre cinq kilos, elle n'a pas le droit de lire, ni de dessiner, ni même d'écrire, et surtout : elle n'a le droit de communiquer avec personne. Sauf le personnel. Une méthode brutale et traumatisante qui ne fait que la braquer contre le monde entier. « J'en veux pas de votre monde pourri ! » Son rêve est de mourir. Si possible, dans le pavillon afin de les rendre responsables.
Et aucun de ces « spécialistes » ne remet leur méthode en question. Tous veulent essayer de lui faire dire que c'est le rejet de sa féminité qui l'a conduite sur la pente de l'anorexie – car c'est la conviction de l'époque. Tout porte à croire qu'ils ne se tiennent pas devant un être humain – une enfant ! – mais un cas étrange à analyser. À plier à leur volonté.

Il faut dire aussi que Valérie est une anorexique étonnante. J'ai l'impression qu'elle n'a jamais cherché à maigrir. Son but est seulement de se tuer à petit feu. Elle recherche la mort, elle refuse le monde des adultes et jamais elle n'éprouve de complexe vis-à-vis de son apparence ou d'obsession par rapport à la nourriture. L'anorexie, c'est le moyen le plus facile qu'elle a trouvé pour mettre fin à ses jours et faire souffrir son entourage. Car elle éprouve un mépris sans borne pour les adultes (« J'ai lu un peu d'exaspération dans son regard et elle m'a agréablement soulagée. "Merde, dire que je suis obligée d'aller voir cette sale môme muette, je pourrais aller draguer l'interne de l'autre pavillon…" Vas-y, ne te gêne pas pour moi… »), et plus spécialement pour les parents : l'auteure revient sans arrêt sur le fait qu'elle « appartienne » à sa mère, et que cette possession donne du plaisir à cette dernière. Pour elle, les parents n'aiment leurs enfants que parce qu'ils sont à eux, leur propriété, leur bien. Comme ils aimeraient un chien ou une maison, ou un canapé relax acheté à 1500 €.
C'est terriblement triste, de croire une telle chose pour une enfant. Car chaque manifestation d'amour de la part de sa mère est automatiquement fausse à ses yeux et renforce son mépris pour elle. Mais plus ma lecture avance, moins je me dis qu'elle la diabolise et plus je pense que cette dernière est réellement insensible. le tout dernier chapitre, quand Valérie sort de son internement, nous le confirme. Elle l'exhibe devant ses amies, parle d'elle comme d'un petit chien (comme si elle n'était pas là), la force à voir des psy malgré son aversion envers cette profession...

La sexualité est, pour l'auteure, objet de dégoût. Non pas l'acte en lui-même, mais les désirs concupiscents des adultes, leurs regards torves lorsque passe une jolie fille ou un joli garçon, leurs pensées sales et secrètes (pas si secrètes que ça, d'ailleurs). L'omniprésence du sexe dans la société l'agace. Il est partout : dans les regards et dans les pubs (que dirait-elle de notre époque ?). Ce rejet est probablement la conséquence du fait que ses parents ne se gênaient pas pour avoir de nombreux amants. Avec ou sans sa présence.

Valérie Valère a écrit son livre à quinze ans, en trois mois. En ne se relisant qu'une seule fois. Pas très prometteur, n'est-ce pas ? Et pourtant, c'est une écriture étonnamment mature et noire que j'ai rencontré. Des mots évolués, des références philosophiques et littéraires, une conscience aigüe de ses droits en tant qu'être humain et de la médiocrité du monde des adultes.
En me documentant, j'ai réalisé que cette fillette, ce petit bout de femme qui a subi tant d'épreuve, cette enfant à la fois innocente et dure aurait l'âge de mon père si elle avait vécu. Si elle n'était pas morte à 21 ans d'une overdose médicamenteuse. En restant en froid avec ses parents jusqu'au bout, puisqu'ils n'avaient pas le droit d'assister aux dispersions de ses cendres dans la mer – selon ses dernières volontés.

Ce suicide est presque annoncé par la fin du livre, qu'elle avait écrit six ans plus tôt. Car de retour dans le monde, Valérie est écoeurée. Tout l'angoisse, tout la repousse : les hommes qui reluquent les femmes dans la rue, les femmes qui glissent un oeil sur les fesses d'un homme dans le métro, les faux sourires, l'hypocrisie, l'indifférence, les mesquineries… Tout est faux – comme le dit si bien la chanson de Minimum Serious. Elle accuse ces gens qui sont totalement épris de cet « univers de vente » (« société de consommation », dirait-on plus facilement à notre époque), si plein d'une frivole inutilité. « Ils perdent du temps à s'occuper des autos ? "Dehors", ils sont donc futiles ? » Ce monde glacé n'est pas fait pour elle et elle en paye le prix.

Ce livre m'a poussée à me remettre en question. Est-ce que moi aussi je fais partie de ces adultes qu'elle décrit, maintenant ? Est-ce que je suis tout aussi futile qu'eux ? Tout aussi indifférente, hypocrite, orgueilleuse et fausse ? Ne suis-je pas, moi aussi, tout aussi portée sur la consommation, sur les biens matériels, sur le contingent ?
La réponse me laisse un goût amer dans la bouche...
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