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300 pages
Librairie Centrale (01/01/1867)
5/5   2 notes
Résumé :
Chapitres :

I. Les Poèmes de la rue
II. Vues prises du bois de Vincennes
III. Histoire d'une dame en cinq commissionnaires
IV. Madame la Seine
V. La journée d'un lion
VI. A quoi pense un cortège de boeuf gras
VII. Ceux qui manquent le train
VIII. Le temple de la littérature
IX. L'Invasion
X. La nuit des morts
XI. Les spéculateurs du ruisseau
XII. Le royaume du bouquin
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
LA NUIT DES MORTS
HALLUCINATION
La scène se passe au cimetière Montparnasse, le soir du Jour des Morts.
La foule — il faudrait dire peut-être : la cohue — qui n'a cessé d'encombrer, durant toute la journée, les lugubres avenues, s'est dispersée avec la nuit.

Une épaisse obscurité enveloppe le funèbre enclos. Un silence profond règne dans le champ de repos, si étrangement populeux tout à l'heure.

Peu à peu, cependant, le calme nocturne est troublé par des chuchotements, confus comme un murmure. Les chuchotements deviennent de plus en plus distincts ; d'autres bruits leur répondent, et bientôt un dialogue général s'engage entre les tombes.

UN TOMBEAU PHILOSOPHE : « Enfin !... Le voilà passé encore une fois, ce jour où nous sommes expropriés de notre paix suprême — pour cause de fête publique. »

UN MAUSOLÉE VANITEUX : « Il me semble qu'il n'y a pas de quoi se plaindre... Cela change un peu, de voir du monde ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE : « Vous confondez, mon noble voisin... Ce qui vous charme, ce n'est pas de voir, mais d'être vu... Vous qui avez — jusque dans la mort — voulu posséder pignon sur rue. »

LE MAUSOLÉE VANITEUX : « C'est la jalousie qui vous fait parler... Parce que vous n'avez qu'un simple entourage de bois blanc. »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE : « Jaloux ! Moi !... Et de quoi, mon pauvre ami ?... Je n'eus jamais le goût de la propriété. Je suis locataire d'un humble coin après comme pendant la vie... Affaire d'habitude. Seulement, après comme pendant, j'aime ma tranquillité. Autrefois je n'allais jamais dans le monde... Aujourd'hui je regrette que le monde vienne à moi ! »

LE MAUSOLÉE VANITEUX : « Et pourquoi, s'il vous plaît ? »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE : « Pourquoi ?... Parce qu'à distance on peut encore se faire illusion sur les vivants, tandis que de près... Que voulez-vous ? Je ne comprends pas les douleurs de commande et les désespoirs à heure fixe... À regarder tous ces promeneurs gantés, pommadés, endimanchés, il m'a semblé que ces gens-là venaient faire ici un petit tour pour s'ouvrir l'appétit, et que notre dernière demeure était pour eux un bois de Boulogne comme un autre !... »

LE TOMBEAU D’UN LITTÉRAIRE.— « Vous avez raison ! Mille fois raison ! Les hommes ne sont que des ingrats et des oublieux. »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Je n'ai pas tout à fait voulu dire cela... Il y a des exceptions à la règle. »

LE TOMBEAU D’UN LITTÉRAIRE. — « Non ! Il n'y en a pas ! Quand je pense, moi qui vous parle, que, de mon vivant, je fus une célébrité académique ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Et qu'on a l'imprudence de ne plus s'occuper de vous ! »

LE TOMBEAU D’UN LITTÉRAIRE. — « Comment ? Ne plus s'occuper ! C'est bien pis encore ! Ils ne se rappellent même plus mon nom ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Et vous croyiez pourtant bien vous en être fait un ! »

LE TOMBEAU D’UN LITTÉRAIRE.— « Mais, il y a vingt ans, on ne parlait que de moi ! Mes ouvrages faisaient prime... Mon antichambre était assiégée d'admirateurs... Lorsqu'on m'a conduit ici, l'Institut entier faisait cortège ! On a prononcé sur ma dépouille six discours, six, où l'on déclarait que la littérature ne me remplacerait jamais ! Eh bien ! aujourd'hui, trois mille personnes au moins sont passées devant ma tombe ; et, en lisant l'inscription qui la décore, chacun de s'écrier : « Trois Étoiles ! Connais pas ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Ce qui prouve que la littérature a tenu parole. Elle ne vous a pas remplacé, elle se passe de vous. »

LE TOMBEAU D’UNE MÈRE. — « Mon pauvre cher enfant ! comme il est grandi ! Ah ! si j'avais pu m'échapper un instant de ma froide prison, quand il était là, à genoux sur le gazon ! comme je l'aurais embrassé ! Ils me l'ont laissé si peu de temps, ces étrangers qui ont, par charité, recueilli le malheureux orphelin... mon Dieu ! mon Dieu ! ils ne le rendent peut-être pas heureux ! Son mignon visage m'a semblé tout pâle ! Ils me le tueront de travail... »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Bienfaisance à 25% de rendement, il y en a beaucoup comme cela. »

LE TOMBEAU D’UNE MÈRE.— « Ah ! maintenant je regrette presque de l'avoir vu ! mieux aurait valu ignorer ce qui se passait après moi ! »

LE TOMBEAU D’UNE JEUNE FILLE. — « Elles étaient belles, ces deux riches demoiselles qui se sont arrêtées un instant devant ma pierre tumulaire... Belles ! je l'étais aussi ! je méritais d'être aimée, autant qu'elles le méritent... Mais est-ce qu'on est aimée sans dot ? celui que mon coeur avait choisi a préféré l'ambition à l'amour... il a eu raison, et moi j'ai bien fait de mourir, puisqu'il ne s'est pas même souvenu aujourd'hui ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Ainsi va le monde ! si j'avais rencontré cette âme-là là-haut, il y aurait peut-être ici deux habitants de moins ! »

LE TOMBEAU D’UN VIEIL ONCLE. — « Le sacripant ! le vaurien ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « De la colère posthume ? Qui va là ? »

LE TOMBEAU D’UN VIEIL ONCLE. — « Dire que j'ai été assez sot pour me laisser trépasser en instituant ce coquin mon légataire universel ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Alors c'est un neveu qui a omis de se rendre à ses devoirs ? »

LE TOMBEAU D’UN VIEIL ONCLE. — « Au contraire ! Il s'y est rendu, et je l'aurais volontiers tenu quitte de sa visite. Venir me narguer par son luxe, c'est-à-dire qu'il avait un costume qui lui avait au moins coûté cinq cents livres ! ce que je dépensais en toute une année ! Malédiction ! »

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — « Tout beau ! Calmez-vous. »

LE TOMBEAU D’UN VIEIL ONCLE. — Me calmer ? Quand je pense que j'ai vécu cinquante ans de privations, que j'ai entassé sou sur sou pour que ce mécréant gaspille en prodigalités mes chères économies ! Je parie qu'il avait une voiture qui l'attendait à la porte ! Moi qui n'en ai jamais pris, de voiture, que le jour où l'on m'a amené ici ; encore parce que je ne pouvais pas m'y opposer... J'en mourrais de rage, si ce n'était déjà fait.

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — Les extrêmes se succèdent et se punissent. Il serait à souhaiter que votre exemple apprît à vivre... aux autres.

PLUSIEURS TOMBES. — Délaissées ! Délaissées ! Délaissées !

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — Oui, c'est vrai... L'abandon paraît plus dur le jour des Morts que les autres, à cause de la comparaison... mais mieux vaut souvent l'oubli complet qu'un souvenir hypocrite. Tout à l'heure encore, n'entendiez-vous pas d'ici les échos d'un bal voisin ? C'étaient les regrets éternels de Paris qui faisaient un avant-deux, et, dans les quadrilles comme au théâtre, on aurait pu reconnaître plus d'un visage que nous avions vu le matin !

LE TOMBEAU D’UN VIEIL ONCLE. — Scélérat de neveu !
LE TOMBEAU D’UNE MÈRE.— Mon cher petit !
LE TOMBEAU D’UN LITTÉRAIRE. — Ne pas connaître un ancien académicien !
LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — Allons, camarades, voici le jour qui se lève... silence et résignation !

LE TOMBEAU D’UNE JEUNE FEMME. — Le jour ! Il va venir, lui ! Car il n'a pas voulu se mêler à la multitude des indifférents ! Car il sait me pleurer, mon bien aimé ! Car il comprend que les larmes ont leur pudeur !

LE TOMBEAU PHILOSOPHE. — Vous l'entendez, mes amis... Il y a encore de nobles cœurs sur terre... voilà qui doit nous consoler. Quant aux autres... (La cloche du cimetière annonce un premier convoi.) Quant aux autres... voici qui nous venge ! »
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LA COMÉDIE DANS UNE BOITE AUX LETTRES
La scène se passe dans une boîte aux lettres placée à la porte d'un grand bureau quelconque.
Les actrices, les lettres de diverses formes, de diverses grandeurs, de couleurs diverses, sont entassées pêle-mêle sur le fond du théâtre, de la boîte.
Le plus grand silence règne sur l'assemblée qui est plongée dans une obscurité éclairée seulement par un jour de souffrance ouvert au sommet de la boîte aux lettres. Quelques soupirs étouffés se font seuls entendre.

Au début, on entend seulement quelques soupirs étouffés ; bientôt ils sont suivis de deux ou trois bâillements, puis d'un :

« Mon Dieu ! que je m'ennuie ! » gémi par un billet galant artistiquement plié en triangle.

UNE CIRCULAIRE (entendant l'interjection). — « Qui est-ce qui geint par là ? »

UN BILLET GALANT. — « C'est moi, vilaine bourrue ! »

UNE CIRCULAIRE. — « Il n'y a donc pas moyen de dormir tranquille ici ? Moi qui ai trois cent lieues à faire, je voudrais pourtant bien qu'on me flanquât la paix. »

UN BILLET GALANT. — « Sapristi ! pour un imprimé vous avez un bien vilain caractère. »

UNE LETTRE D'AFFAIRES. — « Allons, mesdames, allons, du calme et de la dignité ! »

UNE LETTRE DE LORETTE. — « De la dignité ! Ça t'est facile à dire, pimbêche ; si tu avais comme moi depuis une heure le coin de ta voisine dans l'enveloppe, tu verrais si tu en aurais de la dignité et du calme. »

UNE LETTRE ARISTOCRATIQUE. — « Mademoiselle, je porte sur mon dos une lettre chargée depuis le même laps de temps et je ne me plains pas. Le scandale est indigne de... »

UNE LETTRE DE JOURNALISTE. — « Mes enfants, si vous connaissiez votre littérature, vous sauriez qu'ici-bas on doit se taire sans murmurer. »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Faut avouer tout de même que les hommes sont de fiers pas-grand'chose de nous empiler, comme ça dans une prison commune où on s'ennuie à la gamelle. »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Mademoiselle serait pour le système d’incarcération individuelle ? Elle doit savoir pourtant mieux que personne que la communauté a du bon, elle qui soutire tant à ses amants… »

LA LETTRE D'AFFAIRES. — « La communauté ! Article du code civil, chapitre mariage... Qui demande des renseignements ? »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Tiens, l'autre qui se croit encore dans la boîte à procédure qui l'a vue naître ! »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Vous direz tout ce que vous voudrez, mais j'ai les hommes en horreur. »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Voyons, Paméla, ne fais pas ta durée sur tranche, mon bijou. »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Est-elle bête, cette grande serine-là... Tu les aimes donc, toi, les hommes ? »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Moi, ma chère, ce n'est pas mon état de dépendre des hommes, tandis que toi... »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Vous n'êtes qu'une malhonnête. »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Allons, je vois ce que c'est... mademoiselle s'ennuie de ne pas être levée et choisie, c'est de tradition chez celle-là. »

LA CIRCULAIRE. — « Mais, nom d'un papier végétal, laissez-moi dormir... Pourquoi d'ailleurs insulter cette pauvre enfant ?... »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Qu'est-ce qu'elle demande, celle-là ?... Tiens, c'est une circulaire. Compris alors ! Une lettre d'amour de lorette ou une circulaire, ça ne sort pas de la famille. »

LA CIRCULAIRE. — « Avec ça que tu en sors, toi, faiseuse de calembours. Souviens-toi d'une chose, blagueuse, c'est que nous sommes toutes logées à la même enseigne. Nous sommes plus ou moins complices de la perfidie humaine qui nous force à dire ce qui lui plaît... Que celle de nous qui n'a jamais menti jette à l'autre la première pierre. »

TOUTES LES LETTRES EN CHOEUR. — C'est vrai ! C'est vrai ! À bas l'humanité ! À bas le mensonge !

LA CIRCULAIRE. — « Si tu en doutes, au surplus, l'épreuve est facile à faire. Chacune de nous n'a qu'à parler à cachet ouvert et tu vas voir... Moi, par exemple, si tu veux que je commence, je m'en vais porter à trois cents lieues d'ici l'annonce d'une nouvelle invention : l'huile électro-magnético-vivifiante de foie de torpille pour la guérison par l'électricité des rhumatismes et paralysies. Je porte dans le pli de mon adresse une nomenclature de 52,691 guérisons miraculeuses obtenues par mon procédé. Or, sais-tu ce que c'est que l'huile de foie de torpille ? Des résidus d'huile à quinquet, de l'élixir de vieilles mèches ! Quant à mes guérisons, j'ai procuré un érysipèle au seul et unique gogo qui s'est oint de ma friction. Et j'enrage d'être le muet instrument de cette banque pyramidale, et je voudrais pouvoir crier à ceux qui me lisent : C’est un casse-cou ! Mais impossible, il faut que je laisse les hommes se duper entre eux... Si tu trouves ça du propre, chacune son avis... Voilà la confidence ! À qui le tour ? »

UN BILLET GALANT. — « Moi, je suis écrit par la main d'un Lovelace bourgeois pour une Clarisse Harlowe ancienne élève de Saint-Denis. Si vous me voyiez dans le corps, ça vous ferait pleurer toute la cire de vos cachets. Ce sont des serments éternels, des protestations, des lamentations... Je porte même à deux endroits les traces d'une averse de larmes... Eh bien ! je suis le troisième que mon Lovelace a libellé depuis ce matin, et mon averse de larmes sort du pot-à-l'eau. »

LA LETTRE FILIALE. — « Moi, je vais chez papa lui extirper une carotte sans douleur. Telle que vous me voyez, je recèle un drame sous mon seing. Pauvre papa, va-t-il être ému en apprenant que son fils chéri a fait une chute de l'impériale d'un omnibus et s'est cassé le bras ! Immédiatement le brave homme, un pauvre vigneron de Bourgogne — je le vois d'ici — court tout tremblant raconter la catastrophe à sa femme, puis il va dans un coin d'une armoire prendre un vieux sac de cuir où sont ses économies, le prix de ses fatigues de plusieurs années, et se rend en toute hâte au bureau de poste de sa commune pour expédier en un mandat à son garçon ce qu'il a péniblement gagné et ce que monsieur son fils ira croquer à la Closerie des Lilas…

LA LETTRE D'AFFAIRES. — « Moi, je porte à un client les assurances les plus rassurantes sur un placement fait chez nous, et pendant que mon maître me griffonnait, on bouclait ses malles pour la Belgique. »

UNE LETTRE D'INVITATION. —
« Moi, je convoque à une grande soirée les époux Galuchot. Sans eux, écrit mon auteur, la fête ne sera pas complète. — Sont-ils embêtants, ces Galuchot ! « Dire qu'on est forcé d'inviter ces scies-là », a aussitôt ajouté mon expéditeur en me pliant. »

UNE LETTRE DE DEUIL. — « Moi, je suis un neveu inconsolable qui annonce à sa famille la perte d'un oncle chéri ; total : 223,000 francs d'héritage et ce soir, dîner funèbre à la Maison-d'Or. »

UNE LETTRE ANONYME. — « Moi, je diffame une honnête femme au nom d'un amant repoussé... Le lâche n'a pas même eu le courage de sa coquinerie. »

UNE LETTRE CHARGÉE. — « Moi, j'ai grand peur de rester en route, car avec les hommes, ces lettres ne sont pas comme les fusils, et ce sont souvent celles qui sont chargées qui ne partent pas. »

UNE LETTRE D'ENFANT. — « Moi, j'ai été tracée par un enfant de six ans pour la fête de cousin Adolphe. Je lui adresse, à cousin Adolphe, toutes sortes de souhaits, de vœux, de compliments... "Faut que Guguste écrive à cet animal-là," ont dit les parents ; "il n'a pas d'héritiers et, tout ladre qu'il est, il pourrait placer quelque chose sur la tête de notre enfant dans son testament." Sur quoi on a tenu la plume de Guguste pour écrire à ce cher Adolphe. Et voilà comme quoi il est très utile d'envoyer de bonne heure ses enfants à l'école. »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Moi, je suis... »

LA LETTRE DE JOURNALISTE. — « Inutile, la confession ; on sait ton histoire sans cœur par cœur. »

LA LETTRE DE LORETTE. — « Et la tienne aussi, faux bas-bleu ! »

LA LETTRE D'AFFAIRES. — « Il me semble d'ailleurs que la cause est entendue. »

LA CIRCULAIRE. — « Et que nous pouvons, à bon droit, conclure par le mot vif de Talleyrand : "L'écriture a été donnée à l'homme pour déguiser..." »

La fin de la phrase de la circulaire est interrompue par un bruit de clé. C'est la levée de la boîte. Une main se glisse sur la scène et saisit sans cérémonie par la taille, les pieds ou la tête, toutes les actrices, sans égard pour leur costume et au risque de friper leur toilette blanche, bleue ou rose, couleur desdites lettres.
Puis, la serrure regrince, la porte est refermée, et le théâtre reste vide jusqu'à la prochaine représentation à laquelle nous nous dispenserons d'assister.
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Au jardin des Plantes.
La scène représente une cage décorée de quatre planches et de douze barreaux de fer. Tout ce qu'il faut pour ne pas embellir une existence.
Au dehors défile la procession bariolée des badauds.
Au dedans un lion africain bâille à décrocher son auguste mâchoire :
— Aââah !... Il paraît que les hommes m'ont surnommé le Roi des animaux... Aââah ! En ce cas, le Roi ne s'amuse pas...

Ils m'ont l'air encore plus laids aujourd'hui que de coutume, les visiteurs qui m'honorent de leur présence. Quand je pense qu'ils ont l'aplomb de croire que le Jardin des Plantes est un endroit où l’on fait voir les bêtes aux hommes !
Allons donc !

Un endroit institué pour montrer les hommes aux bêtes, à la bonne heure !

Est-ce que ce n'est pas moi le spectateur ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui me donnent la comédie, tous les jours de midi à quatre heures ? Piteuse comédie dont je commence à savoir par cœur tous les types et toutes les scènes ! Je demande à ce qu'on change de spectacle, moi !

C'est vrai ; toujours les mêmes bonshommes et les mêmes bonnes femmes ; des êtres dégénérés qui ne vaudraient pas l'honneur d'un coup de dent !
Ces gens des villes, cela vous a une chair fanée, flasque, incolore. De la quatrième catégorie...
Aââah ! le Roi ne s'amuse pas !...

Quand je pense au temps où, libre de toute entrave, je bondissais sous les brûlants rayons d'un soleil de feu ou les caresses argentées d'une lune éclatante... De l'air ! de l'indépendance de l'imprévu !... Puis un jour, — après être tombé dans un piège infâme, — une cellule, des geôliers, une lumière blafarde économisée par un ciel maladif...
Et — pour comble ! — l'aspect de ces messieurs et de ces dames !...

Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ; avec son costume extravagant ? S'il est permis de travestir et de déformer ainsi ce que la nature vous a donné de corps !
Un morceau de linge tout raide qui lui emprisonne le cou dans un carcan ; un morceau de drap trop étroit qui lui étrique les épaules et lui disloque la taille ; un je ne sais quoi noir et pointu qui termine la tête en pain de sucre... On appelle cela un gandin, — à ce que j'ai entendu dire l'autre jour par un gamin qui regardait un bipède de la même espèce...

Monsieur le gandin, — puisque gandin il y a,— vous perdez votre temps à me toiser avec votre carré de verre dans l'oeil... Je ne peux rien vous apprendre, mon garçon. Il faut aller chez les singes… Un peu plus loin, la rotonde à gauche... Oui, à gauche. Bon voyage, au plaisir de ne jamais vous revoir.

Aââah !... le roi ne s'amuse pas !

Toujours les mêmes profils de bourgeois et de bourgeoises. Celui-ci s'arrête chaque fois pour faire à sa femme un cours d'histoire naturelle à mon sujet ; celui-là, pour raconter à la sienne qu'il y a en ce moment au Cirque un dompteur qui fourre sa tête dans la gueule d'un lion comme moi comme moi ! L’insolent ! Qu'il y vienne donc voir !...

D'ailleurs est-ce que toute l'espèce est responsable de la lâcheté de ceux qui dégénèrent ? Autant accuser tous les hommes, vos pareils, d'être des imbéciles, parce que vous, mon brave, vous vous laissez mener par votre acariâtre épouse !

Plus loin un spécimen que je retrouve à toutes les séances : le monsieur qui, d'un air capable, narre en me toisant les campagnes qu'il n'a jamais faites en Algérie, et les chasses formidables qu'il n'a jamais eu envie de faire.

Plus loin encore, l'éternelle bonne d'enfants escortée du militaire galant. A force d'écouter les propos enflammés de son cavalier, elle a oublié le bambin que sa maîtresse lui a confié.
Pauvre mioche !

Le voilà qui est tombé en trébuchant sur un caillou. Elle va le ramasser, au moins, le consoler ensuite. Elle ! pourquoi faire ?... Pan ! Vlan !... une claque ! deux claques ! Et si le marmot a le malheur de pleurer, elle va doubler la dose, ce noble cœur.
C'est drôle tout de même ! Il ne nous viendrait jamais à l'idée, à nous autres, de faire comme cela du mal à nos petits. Il est vrai que nous ne sommes que des animaux...

Aââah ! le Roi ne s'amuse pas !...

Un beau monsieur avec une dame à toilette tapageuse... J'ai bien l'honneur... Comment donc ! la dame à toilette tapageuse daigne oublier de s'occuper de sa robe à queue pour m'accorder une minute d'examen... Trop flatté en vérité... Hein ?... Madame fait une moue dédaigneuse... Elle trouve que j'ai l'air méchant-et les dents longues.

Que voulez-vous donc, douce créature, on est carnassier et on a la franchise de le laisser paraître.
Tandis qu'il y en a d'autres, — dans des races supérieures, — qui croquent leur prochain, corps et biens, sans en avoir l'air et avec des dents si mignonnes, si mignonnes !...

Est-ce que par hasard vous sauriez de qui je veux parler ? Si vous ne le savez pas, peut-être le riche quinquagénaire qui vous accompagne me comprendra-t-il le jour où il récapitulera les dettes que vous lui aurez fait faire et les croyances que vous aurez tuées en lui...

Ce que je me permettais d'en penser, c'était dans son intérêt. Sans rancune, — si cela lui plaît d'être croqué.
Tiens ! voilà là-bas un monsieur qui doit être bon ! qui doit être excellent !... qui doit être parfait !... ni trop gras, ni trop maigre... L'admirable repas ! une bouchée princière... Ah non, Il s'éloigne !... C'était bien la peine de me mettre en appétit !

Aàâah ! le Roi ne s'amuse pas !...

Bonjour, candide villageois, venu à Paris pour visiter les curiosités de la capitale. Naturellement je devais, figurer au nombre de ces curiosités-là

On ne retourne pas au pays sans avoir vu le lion du Jardin des Plantes ; Homme des champs, contemple-moi à ton aise.
J'aime ton ébahissement. Ne perds pas un seul de mes mouvements surtout. Cela facilite si opportunément ceux du filou que j'aperçois en train de travailler ta poche.
Ton mouchoir y a passé le premier, maintenant ta bourse. C'est tout ? oui. Alors tu peux à présent te retirer, villageois naïf. Tu te souviendras de ta visite au lion.

Nous, quand nous avons envie d'une proie, nous ne prenons pas de ces honteux détours...

Mais la représentation tire à sa fin. Mon public devient de plus en plus clair-semé. L'heure du dîner approche. Pour se procurer l'argent avec lequel chacun de ces passants payera sa pitance plus ou moins abondante, quels moyens aura-t-il employés ?

Combien y en a-t-il qui auraient à rougir s'il fallait leur arracher une confession sur ce chapitre ! Ventre affamé n'a pas de conscience.
Quant à moi... j'entends les pas du gardien qui va m'apporter mon os à ronger. Le coeur me bat... Si on lisait dans ma pensée, on me trouverait probablement féroce.

C'est juste ! puisque c'est notre nom.
Seulement nous ne nous entretuons-pas. Un léger détail, au fond.
Allons ! allons ! ayez de moi l'opinion que vous voudrez, je garde la mienne, partant quitte.
Le pas du gardien approche ! Je sens la chair fraîche !
Enfin, le Roi va s'amuser !
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