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Critique de HordeDuContrevent


« L'étrange est la forme que prend le beau quand le beau est sans espérance ».

Le temps de m'adapter, à la margelle des mots, le temps d'une vacillation, et j'ai plongé, conquise…Plongée dans le Volodinistan grâce à Pierre, Paul, Suz, je leur serai gré de ne pas faire attention à mes maladresses, à mes incompréhensions éventuelles pour parler de ce monde étrange et inquiétant. Mais j'ai décidé de ne pas faire de recherche sur le post-exotisme imaginé par Antoine Volodine pour précisément, suite à cette toute première incursion, laisser remonter seules les sensations, vierge de toute connaissance préalable, si ce n'est des critiques des apôtres cités qui m'ont convaincue de cette découverte. Bien m'en a pris. Une expérience de lecture dont je ressors changée. Volodinisée je suis. Je n'avais pas été prévenue…

« Dans le ciel, les nuages s'effilochaient en prenant l'aspect de livides lanières, de robes déchirées, de longues écharpes, et, derrière, la couche de vapeur était plus unie et gris plomb ».

Du post post-apo…Vous voyez ? Suite à une catastrophe nucléaire, à l'univers concentrationnaire, lorsque l'homme est devenu sauvage, pire qu'une bête, quand il n'y a plus d'espoir. Que la terre n'est plus habitable mais qu'il reste cependant une poignée de pauvres hères. Une humanité mourante, au dernier stade de la dispersion et de l'inexistence, proche de l'extinction. Des hommes devenues simples formes, simulacre d'apparence humaine grâce aux loques portées, en errance dans la chaleur, la poussière, la fange. Dans les odeurs pestilentielles, les ruines, les charniers. La sauvagerie qui se manifeste par du cannibalisme, de la torture. A moins que ces actes ne soient que fantasmés. Les hommes et les femmes, devenus rares, devenus de pauvres « Anges Mineurs » qui n'ont plus que leur déchéance à faire valoir. «Ne voyant plus la différence entre réel et imaginaire, confondant les maux dus aux séquelles de l'antique système capitaliste et les dérives causées par le non-fonctionnement du système non capitaliste ».

49 narrats structurent ce récit. 49 récits. Non des narrats, c'est le bien terme exact proposé par l'auteur et que j'utilise donc. Voilà ce qu'Antoine Volodine nous explique en préambule du livre :
« J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose ».

Des narrats de quelques pages qui s'enchainent et où nous voyons apparaitre peu à peu une figure centrale, un certain Will Scheidmann, enfanté dans un hospice pour vieillards, dans la peur et le chaos, à partir de chiffons et de pratiques chamaniques de très vieilles femmes devenues immortelles. Il incarnait l'espoir de l'humanité, il a failli en ramenant, une nouvelle fois, le capitalisme, perdition même de l'homme, rétablissant la propriété privée et l'exploitation de l'homme par l'homme, « et autres abominations mafiogènes ». La position idéologique d'Antoine Volodine est claire et sans ambiguïté possible. Position scandée par ces vieilles femmes :
«…nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous les machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l'oeil et interdisent aux pauvres toute victoire significative,… »

Chaque narrat invite à la découverte d'un personnage dans une scène de « vie » réelle ou imaginaire, parfois glaçante, mais curieusement teintée de beauté et de poésie aussi. Ils me font penser à des fleurs vénéneuses. Elles nous offrent leur beauté, parfois leur côté fantastique et magique, nous attirent avant de nous avaler avec horreur. de nous mordre. de nous injecter leur poison et de nous laisser comme hébétés…

Deux extraits de l'un de ces narrat, le plus marquant pour moi, celui intitulée Babaïa Schtern :

« La porte a été sciée à mi-hauteur, comme autrefois dans les box d'écurie, au temps où il y avait des chevaux, et, sur le rebord de la partie supérieure, une femme s'appuie, elle appuie ses bras énormes. C'est Babaïa Schtern. Elle est là nuit et jour, en chemise, luisante de sueur, large et ventrue et adipeusement lisse comme autrefois les hippopotames, au temps où il y avait l'Afrique »

Cette femme dont les enfants s'occupe, que le narrateur croise parfois, obèse, à attendre le passant qui n'est plus, à sa porte ainsi sciée, l'air perdu, pour apprendre en fin de narrat :

« On voit bien qu'ils engraissent leur mère pour de simples raisons cannibales. Dans peu de semaines, ils la saigneront et ils la cuisineront. C'est vrai que l'existence est fondamentalement sale, mais, tout de même, ils pourraient aller faire cela ailleurs ».

La fleur nous a avalés. Tout cru. Vous avez senti ? C'est à la fois féérique et extrêmement sinistre, c'est repoussant me direz vous et pourtant elles sont belles aussi ces fleurs, je vous assure, de belles fleurs cruelles. Certains narrats contiennent en effet une beauté absolue, la beauté de la fin ultime des temps :

« Elle se tenait en face du paysage qu'elle ne regardait pas, en face du soleil magnifique, en face des ruines inhabitées, en face des immenses façades qui noircissaient dans le silence du matin, en face des champs de débris qui ressemblaient à une mégapole après la fin de la civilisation et même après la fin de la barbarie, en face du souvenir d'Enzo Mardirossian, en face de ce souvenir qui l'éblouissait, lui aussi. Des taches rouge brique dérivèrent sous ses paupières ».

Nous comprenons peu à peu que toutes ces fleurs dangereuses et toxiques ont des liens, des racines communes, un réseau entrelacé de connaissances plus ou moins enfouies dans le temps. Tout est lié, tout se tient. Ces narrats proviennent en effet tous de l'imagination foisonnante de ce Will Scheidmann comme nous le comprenons au 22ème narrat.

Où est Volodine là-dedans ?… Il se cache et écrit sous différents pseudos, nous le pressentons, derrière Will, derrière les femmes immortelles, derrière tous les personnages même je pense. Les narrats sont les incantations hallucinées d'un homme, le dernier des hommes…Sa nostalgie d'un paradis noir d'une société égalitaire remue et parle dans l'espace de ses narrats. Sa plume est, de plus, sublime. Elle nous tient fermement malgré la noirceur, noirceur qu'il éclaircit parfois lorsqu'il nous montre le formidable pouvoir de l'imagination pour survivre dans cette indescriptible solitude, imagination qui efface même le réel, qui le tord effaçant par la même le passé. Cette façon de se glisser dans de multiples personnages, d'effacer les frontières entre imaginaire et réel, de faire fi des lois du temps n'est pas sans rappeler l'univers de Philippe K.Dick.

Tandis que Will Scheidmann raconte, les vieillardes, de trois siècles, de plus en plus séniles et perdant la mémoire, détachent des lambeaux de ce héros à bout de souffle pour tenter de retenir un morceau de leur mémoire et de leur humanité elle aussi en bout de course. Finalement ce livre est une formidable métaphore, celle de la narration, celle du conte lorsque nous avons besoin de nous rappeler notre humanité. Les drogues de translation de Philippe K.Dick dans « le dieu venu du centaure », D-Liss et K-Diss, sont ici les narrats.

Je ne sais pas si j'ai tout compris. Je n'ai certainement pas certaines clés en main n'ayant pas lu d'autres livres de cet auteur. Que les amateurs de Volodine ne m'en tiennent pas rigueur. Ce fut pour moi une magnifique porte d'entrée dans son univers. Ces narrats ont été écrits pour créer « des images destinées à s'incruster dans leur inconscient et à resurgir bien plus tard dans leurs méditations ou dans leurs rêves ». Je crois que c'est réussi…une inoubliable lecture qui a hanté mes nuits devenues blanches...


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