Les enquêtes du généalogiste : Code 1879

Il observa les pierres tombales dressées devant lui. Combien de rêves et d’espoirs inachevés reposaient sous terre ? Des centaines, des milliers peut-être. Au loin, sur sa gauche, se trouvait une magnifique allée bordée d’arbres et de mausolées tape-à-l’œil, témoignages de l’obsession victorienne pour la mort et le deuil. Des monuments prétentieux érigés à la gloire de morts aujourd’hui oubliés, où la crème du Londres du XIXe siècle reposait pour l’éternité, la plupart au-dessus du sol et non dessous. Au-delà, Nigel pouvait apercevoir la silhouette gothique de la chapelle anglicane sous laquelle se trouvaient les catacombes. Il les avait visitées une fois et avait savouré pleinement la morbidité de l’instant. Tout particulièrement le moment où le guide avait expliqué avec un air de conspirateur que si l’embaumeur avait mal fait son travail, les corps entassés là avaient de fortes chances d’éclater, rendus combustibles par les gaz nés de la décomposition. L’ensemble du groupe avait eu un rire nerveux et un frisson collectif.

Après les corbeaux aux cris rauques, son attention se porta vers le ciel. Il était sûr que le soleil essayait de percer la lourde couche de nuages, grise comme de l’aluminium. Mais, jusqu’à ce qu’il y parvienne, le petit miroir qui se trouvait dans sa sacoche était superflu. Il soupira et baissa les yeux.

Trois gros corbeaux croassaient tout en jouant, virevoltaient et fonçaient l’un après l’autre, leurs plumes noires comme du charbon se détachant sur le ciel gris délavé. Nigel Barnes, un duffel-coat boutonné serré autour de son cou déjà protégé par une écharpe en laine, une sacoche marron usée passée en bandoulière reposant sur sa hanche droite, les observait de derrière ses lunettes à monture noire. Il se demanda combien il fallait de corbeaux pour constituer une colonie. « Certainement plus de trois », pensa-t-il.

Pourquoi lui a-t-on amputé les mains ? interrogea Foster.
– Des trophées », répondit Drinkwater, sûr de lui.
« Cela semblait logique », pensa Foster. Il avait d’abord eu la même idée. Mais quelque chose ne collait pas.
Heather, silencieuse jusque-là, intervint. « Peut-être se sont-ils battus, sir, dit-elle. Il se pourrait que la victime ait des fibres ou de la peau sous les ongles. Le tueur a peut-être pensé qu’en lui tranchant les mains, il diminuerait les risques de se faire pincer. »
Une nouvelle théorie, tout aussi solide.
« Nous avons son identité ? demanda Foster.
– D’après ses papiers et son permis de conduire, il s’agit de James Darbyshire, répondit Drinkwater en consultant ses notes. Il avait un portable également ; il a été mis sous scellés.
– Bien », murmura Foster. Dans les enquêtes pour meurtre, les portables étaient un don de Dieu. « Edward, je passerai te voir dans quelques heures, si ça te convient. »
Carlisle acquiesça et haussa les sourcils pour montrer qu’il trouvait un peu court le délai annoncé par Foster avec son détachement habituel. Mais il savait que l’inspecteur principal aimait pouvoir étudier le cadavre avant que l’on commence à le découper.

La victime était allongée sur le dos. La bouche grande ouverte, le regard perdu dans le vide ; la plupart des cadavres que Foster avait croisés partageaient ces caractéristiques. Mais ce furent les mains qui le choquèrent – ou plutôt leur absence. Au bout des deux bras, il ne restait que des moignons livides d’où surgissait un os fracturé.
« Il y a très peu de sang sur le sol, dit Carlisle.
– Cela veut dire qu’il n’a pas été tué ici ?
– En effet, je ne le crois pas. La température du corps a chuté d’environ douze degrés. À raison d’un degré et demi par heure, cela veut dire qu’il a été tué la nuit dernière, aux alentours de neuf heures.
– Quand l’a-t-on trouvé ? demanda Foster à l’attention d’Andy.
– Peu après trois heures moins le quart.
– Et les mains, Edward ? Elles ont été coupées après la mort ? »
Carlisle plissa le nez. « Difficile à dire. Il faut attendre l’autopsie.
– Cause de la mort ?
– Un seul coup de couteau a suffi, directement dans le cœur. La poitrine est également couverte de plusieurs coupures superficielles. Certaines sont assez profondes.

À l’intérieur, l’odeur de terre humide était forte, presque entêtante. Foster dut se baisser légèrement pour ne pas toucher le toit de la tente avec sa tête. Son regard se porta sur le cadavre. Une forme accroupie se tenait entre lui et le mort. Tout ce qu’il voyait était une jambe de pantalon grise remontée qui laissait dépasser une portion de chair blafarde au-dessus de la chaussette. La forme accroupie était Carlisle, le légiste de garde. Il fouillait les poches de la victime.
« Encore en train de détrousser un cadavre, Edward ? », ricana Foster.
L’homme, habillé de blanc des pieds à la tête, ne leva même pas les yeux. « Tu ferais pareil si tu touchais mon salaire », répondit-il. Il se tourna vers Foster et lui sourit mais son regard trahissait l’horreur de la scène. Il se leva, laissant Foster voir le cadavre pour la première fois. « Nom de Dieu.
– Ouais, sale boulot », dit Edward Carlisle de sa voix suave de pur produit des écoles privées.

Ils s’arrêtèrent devant l’entrée de la tente. Les rafales de vent tiraient sur les fixations et faisaient claquer la toile.
« J’ai toujours l’impression que je vais entrer dans la galerie aux monstres d’une fête foraine quand je suis devant ces trucs », marmonna Foster en enfilant une combinaison blanche. Étant donné sa stature, elles ne lui allaient pas souvent. Mais celle-ci convenait à peu près et rien ne se déchira lorsqu’il l’enfila. « Bon, allons-y », dit Foster en tendant les bras pour juger de sa liberté de mouvement. Les deux inspecteurs le suivirent.

– Alors il y a quand même des clodos qui vous intéressent… », intervint Heather.
Il se retourna et baissa les yeux sur elle. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il la dominait de plusieurs bons centimètres. Elle était intelligente et vive et il appréciait le fait qu’elle conserve son sens de l’humour même dans les situations les plus dramatiques. C’était vital pour un inspecteur de la Criminelle.

« À mon avis, ils ne sont pas suspects », ajouta Drinkwater, anticipant la question de Foster. « Mais ils sont au commissariat si vous voulez leur parler. On a prévenu les parents. Les gosses sont assez retournés. » Il fit une pause. « Vous allez voir pourquoi. La seule chose à peu près intéressante qu’ils ont mentionnée est qu’une clocharde, une épave, utilise souvent la partie du cimetière où le corps a été trouvé.
– Elle l’utilise pour y faire quoi ?
– Y crécher. Ils l’appellent la Femme Cidre. Complètement grillée apparemment. Mais ils ne l’ont pas vue depuis deux ou trois nuits. »
Foster hocha la tête avec lenteur. « Il faut la trouver.
– Alors il y a quand même des clodos qui vous intéressent… », intervint Heather.

– Ils étaient tous les deux passablement défoncés. Mais j’ai tout de même pu les interroger brièvement.
– Quel âge ?
– Le premier a quinze ans, l’autre vient tout juste d’en avoir seize. »
Foster secoua la tête ; quelle sorte de parents laissaient traîner leurs gosses dehors à une heure pareille ? Probablement le genre de pères que la police arrêtait quotidiennement par wagons entiers et de mères irresponsables dont l’instinct maternel avait été anéanti par des années d’alcool et de drogue. « Certaines personnes ne seraient même pas capables d’élever des hamsters », pensa-t-il.