Double jeu

Tu me dois pas mal de choses, je te rappelle.

Il avait raison. C'était là le problème : je lui devais mon appartement, ma garde-robe, mon job. Tout. Il m'avait piégée et je ne l'avais pas vu venir.

Ma naissance avait été irlandaise en tous points : baignée de douleur et de culpabilité, accompagnée par un fantôme, annoncée par les cloches du ciel et les bénédictions murmurées des anges.
La vraie vie n'a commencé que le lendemain.

Nos "boys" - des voisins, des garçons que nous connaissions - se faisaient tuer à la guerre. Des étoiles dorées apparaissaient aux fenêtres en leur honneur, mais nous nous protégions en lisant à peine les journaux et en entretenant notre petit secret : tant pis pour les héros pourvu que notre père chéri ne nous abandonne jamais.

Ce serait donc là, le début de cette histoire... le bouleversement de notre vie de famille, ces quelques coups contre la porte...

- Merci pour ce soir, m'a-t-il chuchoté.
- Pour quoi ?
- Pour ne pas avoir balancé la soucoupe de sandwichs. Ne pas avoir renversé de café sur ses genoux. Ne pas l'avoir humiliée comme elle t'a humiliée. Pour avoir essayé de raconter une histoire drôle. Essayé de me mettre à l'aise.
- À l'aise, pas plus ?
-Pour m'encourager à faire ce qui me plaît.
Il m'a serrée contre sa poitrine en ajoutant :
-Du moment que tu ne m'abandonnes pas...

Chez nous on emballe les mensonges comme d'autres emballent les cadeaux de Noël. On les range soigneusement dans de jolies boîtes qu'on ferme avec du scotch.

Une chose était certaine : j'aurais pu empêcher certains événements. La vie nous offre mille occasions d'agir bêtement et je n'en avais pas loupé une.

La prospérité nous attendait au coin de la rue. Telle était la rumeur. Au début, je croyais qu'il suffirait que papa remonte quelques pâtés de maisons pour trouver un travail, d'autant que les rues de Providence portaient des noms éloquents - rue du Bénéfice, rue de la Bienveillance, alors pourquoi pas rue de la Prospérité ?

" Vous êtes bénis tous les trois ", répétait-il.
Bénie ? me demandais-je. Maudite, oui. Pour avoir été la dernière à naître, et pour avoir résisté aux forceps du médecin, déterminée à rester près du cœur de maman de plus en plus faible. Telle était ma malédiction : je la lisais dans le regard plein d'effroi de Jamie et Muddie sur moi - j'avais tué notre mère.

J'ai vu une envie de meurtre dans son regard. Un éclair de rage. Je ne pouvais y échapper. Là, maintenant, il me haïssait.