Le Chagrin des cordes

Quand on projette une délocalisation, il est courant de laisser les comptes se dégrader. Facile, après, d’accuser le site de ne pas être rentable.

Ici, les dérèglements libidineux trouvent un exutoire maussade. Les filles, toutes ressortissantes d’anciennes républiques soviétiques, ont été sélectionnées pour leur plastique glacée d’actrices de porno et balancées sur le marché sans avoir jamais rien demandé à personne. L’ultime lieu de Bruxelles où le sexe s’offre à l’étalage prospère comme une ivraie vénéneuse dans l’un de ses quartiers les plus déshérités.

Alors qu’il suivait l’accélération dantesque des autres musiciens, tout à coup, Mick se détache de leur tempo, s’en désolidarise, le refuse. Il ralentit, c’est vrai, mais pour prendre son autonomie, arracher sa liberté de toute la force de ses doigts. Quand les autres matraquent leurs quatre mesures, il semble n’en respecter qu’une dans le même intervalle. Il s’envole de nouveau, les sons produits par sa guitare remontent vers le plafond en béton de la salle, ricochent, rebondissent, finissent par s’accrocher à l’air, à s’agripper à l’atmosphère. Ses notes surpassent en limpidité le cataclysme électrique de la rythmique, sonnent avec une netteté insupportable, vrillent douloureusement l’âme des auditeurs.

Une expérience embrasée par la joie pure de la musique, mais dévorée par la mort et la trahison. Et l’unique manière pour lui de se réapproprier ce plaisir infini, d’apaiser ses remords aussi, était de passer et repasser sans relâche cette scène, et quelques autres, sur la toile grisâtre de ses regrets.

Et, tout en marchant dans les rues qui le ramènent chez lui, il croise une jeune femme portant un voile bigarré sur ses cheveux, ravissante dans son jean, d’une féminité extravagante, les yeux délicatement soulignés par un trait noir, les lèvres brillantes, d’un carmin qui évoque les velours de l’Orient, le pourpre des voiles de Shéhérazade. Et Antoine, le rouge aux joues, lui sourit. Il sourit à la vie.

Une affaire toujours complexe, les syndicats mettent des bâtons dans les roues, il faut prévoir un plan social, etc.

Bien sûr, pour ses fans acharnés, le génie du riff de Richards constitue l’architecture de la musique des Stones. Pour d’autres, l’intelligence artistique d’un Jagger est insurpassable, elle reste le moteur de la progression du groupe, de sa longévité. Les plus fanatiques du couple fondateur seraient prompts à dénigrer la timidité de Taylor, son absence de charisme. Certains accuseraient son jeu de manquer d’originalité, d’abuser du bottleneck, d’exploiter toutes les ficelles du blues, d’être, au fond, peu rock dans son attitude.

Toute la cité est devenue le réceptacle de son chagrin, s’identifie à lui, l’incarne. Et les arbres qui bordent ses voies sont autant de sombres gonfalons hissés en souvenir de ses amours et de ses amitiés disparues.

La magie opère, précisément parce que la musique emprunte un chemin électromécanique et ne naît pas de l’interprétation mathématique des vides et des pleins, des zéros et des uns informatiques.

Chacun le sait, les criminels endurcis ont le don de se livrer spontanément à la justice des hommes !