Je fais partie d'une génération à laquelle on n'apprenait pas à l'école qu'aux portes de Paris, à Drancy, trente ans avant sa naissance, arrivaient par centaines des enfants séparés de leurs parents dès l'âge de deux ans, livrés cet été 42 aux Allemands à l'initiative des Français de Vichy. Terrorisés et hagards, ils tenaient parfois la main d'un plus grand, traînaient un ours ou une poupée. Après la fouille réglementaire, il leur fallait reconnaître leur baluchon au milieu de la cour. Les récits et les témoignages sont effroyables, certains enfants sont si jeunes qu'ils ne connaissent pas leur nom. Un prénom, et encore. De ceux-là, il ne reste aucune trace. ( ... )
Tous ces enfants ont été gazés à leur arrivée à Auschwitz. Pas un n'est revenu. On connait les dirigeants nazis, les grands penseurs de la solution finale, leurs collaborateurs vichystes français, mais les acteurs du quotidien, ( ... ), qui les laissaient crever comme des chiens, les humiliaient et les injuriaient, sont morts, eux, dans leur lit.
Je rentre avec cette promesse, elles (Rosa et Lena) sont en moi. A l'abri de l'oubli et du vacarme du monde.
La famille de mon grand-père errait dans la maison, elle flottait dans l'air, invisible et obsédante. C'est elle que je cherchais dans les placards.
Dans les jeux, les sourires et les câlins, j'ai peut-être senti sa tristesse. Sans la connaître, son histoire me précède. Sans la connaître, elle me revient.
Au dos de cette fiche, à motif d'internement, il est tamponné : En surnombre dans l'économie nationale.
Nous cohabitions avec des fantômes, avec des morts sans sépulture.
Ses cauchemars étaient connus de ses enfants et de ses petits-enfants. Mon père l'a entendu de nombreuses fois, enfant et adolescent, moi jamais. Ils marquaient la limite au-delà de laquelle il nous était impossible d'aller.
Boris emmuré dans son silence et prisonnier de ses terreurs nocturnes, j'imagine que l'un n'allait pas sans l'autre.
Cette tragédie fut certainement la cause de ses cauchemars, de son silence de plomb et de sa gravité, que certains prenaient pour de la froideur.
Je cherchais des traces disparues, effacées par la destruction et le temps dans un pays amnésique et sourd.