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Critique de Kirzy


Lorsqu'on fait connaissance du personnage principal en 1959, Carney est propriétaire d'un magasin de meubles à Harlem sur la 125ème. Fils d'une figure de la pègre locale, c'est un bon père de famille, un mari aimant, un travailleur opiniâtre ... qui mène une double vie, un peu comme le Walter White de Breaking Bad. Son magasin fait office de « fourgue » pour les objets volés que lui apportent les truands du coin. le grand plaisir de l'intrigue consiste à découvrir dans quels sales draps il s'est fourré - souvent à cause de son cousin Freddie, le quasi frère - et comment il parvient à s'en sortir.

« Nous avons tous des recoins secrets et des ruelles inaccessibles aux autres – l'important, ce sont nos grandes artères, nos boulevards, ce qui apparait sur les cartes que les autres ont de nous. »

Le roman est structuré en trois parties chronologiques, une tragi-comédie en trois actes chacune culminant avec une activité criminelle précise : 1959 ou la facilité de tomber dans le crime ( un braquage ) à causes de circonstances, de son entourage, de son hérédité, de ses rêves d'ascension sociale ; 1961 ou la poursuite de l'activité criminelle sous l'influence d'une vengeance implacable à la Monte-Cristo ; 1964 ou l'heure de choix lorsqu'une situation inédite et dangereuse ( l'affrontement avec un patriarche blanc richissime après un casse ) risque de détruire tout ce qu'il a bâti pour s'élever socialement.

Chaque partie est quasi un roman à part entière, mais est meilleure prise dans l'ensemble des trois car chacune résonne des autres et trace la trajectoire cohérente d'un Afro-Américain à l'ambition affichée, tiraillé entre sa face clandestine sombre ( là d'où il vient, de par son père ) et sa respectable façade publique ( là où il veut aller, ancré par son épouse stabilisatrice Elizabeth ), représenté par la magnifique métaphore de la « dorveille » ou sommeil fragmenté en plusieurs phases ou l'heure du crime. Sang froid à l'extérieur, rempli de doutes et de dilemmes à l'intérieur, vision du monde pimenté d'humour noir, un personnage complexe et riche qu'on adore suivre !

Harlem Shuffle est sans doute le roman le moins sombre du génial Colson Whitehead. Son charme immédiatement délectable naît de dialogues drôles et savoureux mettant en scène des personnages souvent loufoques et irrésistibles comme Miami Joe et son costard violet qui claque, et surtout Pepper, le porte-flingue zen et brutal, qu'on imagine avec la dégaine d'un Samuel L.Jackson. Les mots croustillent sous nos pupilles, on se régale, on pense à Chester Himes, souvent.

D'autant plus que l'auteur nous immerge dans le New-York du début des années 60 avec toutes ses nuances topographiques, fort du brio de son observation. C'est tout Harlem qui nous est conté avec une verve et une énergie totalement immersive. Un Harlem vivant, celui de l'avant gentrification, entre tripots miteux et club d'élite pour notables noirs, peuplé de flics ripoux, de voyous, de prostituées et de dealers.

Si Carney n'affiche aucune conscience politique, juste animé par son désir très pragmatique d'ascension sociale, le roman possède tout un arrière-plan socio-politique majeur, notamment dans la partie 1964 qui prend comme décor historique les émeutes raciales du 16 au 22 juillet déclenchées par la mort d'un ado afro-américain, Teen James Powell, abattu par un lieutenant de police blanc, Thomas Gilligan.

Les dernières pages sont superbes, mélancoliques et puissantes, sur le temps qui passe pour les personnages comme pour la ville, alors que des blocs entiers de Downtown où Carney avait l'habitude de descendre sont rasés pour y construire le futur World Trade Center.

«  Ça avait quelque chose d'irréel de voir sa ville sens dessus dessous. Irréel comme le souvenir que Carney conservait de ces jours d 'émeute où la violence avait rendu les rues méconnaissables. Contrairement à ce que l'Amérique avait vu à la télé une fraction seulement de la communauté s'était armé de briques, de battes et de bidons d'essence. Les dégâts avaient été minimes comparés à la destruction qu'il avait à présent sous les yeux, mais si on avait pu mettre en bouteille la rage, l'espoir et la fureur de tous les habitants de Harlem et qu'on en avait fait un cocktail Molotov, le résultat n'aurait pas été si éloigné. »

Une réussite pétulante que ce Harlem shuffle à l'énergie irrésistiblement entrainante, empruntant tour à tour les atours du polar hard boiled et de la chronique sociale, creusant la question raciale avec subtilité derrière son apparente légèreté et ses situations cocasses. Colson Whitehead est définitivement un auteur majeur de la littérature contemporaine nord-américaine. Et chouette, ce roman est le premier tome d'une trilogie sur Harlem, prochaine étape : les années 70 !
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