Citations sur Harlem Shuffle (82)
Malgré la compagnie de ses beaux-parents, Carney aimait venir dans leur maison de Strivers’ Row, « l'Allée des Travailleurs ». Enfant, il admirait ces demeures de brique jaune et de pierre blanche immaculée parachutées en plein Harlem. Vus depuis la 8e Avenue, les trottoirs étaient toujours balayés, les caniveaux débouchés, et les ruelles séparant les maisons lui apparaissaient comme des territoires intrigants. Un pâté de maison qui avait son propre nom, ce n'était pas courant. Comment pourrait s’appeler son vieux bloc d'immeubles de la 127e Rue ? Crooked Way, « la Voie des Escrocs ». Le travailleur d'un côté, le voyou de l'autre. Les travailleurs tendaient vers une vie plus belle - qui existait peut-être, ou peut-être pas - quand les escrocs magouillaient pour détourner le système en place. D’un côté le monde tel qu'il aurait pu être, de l'autre le monde tel qu'il était. Mais Carney se montrait peut-être un peu trop radical. Nombre d'escrocs étaient de grands travailleurs, et nombre de travailleurs trichaient avec la loi. (p.93)
Jamais plus il n’avait levé la main sur quiconque. À ses yeux, la vie nous enseigne qu’on n’est pas obligé de reproduire ce qu’on nous a appris. On vient tous de quelque part, mais ce qui compte c’est la destination qu’on se choisit.
Le photographe, dégingandé et débraillé, arriva de sa démarche flasque, attifé d'une chemise bleue aux manches trop courtes. Carney ne l'avait pas vu depuis plusieurs années. Il se trimballait toujours avec cette drôle d’aura à la fois arrogante et craintive - une aura de pigeon du Bronx.
(p.257)
Avant de se mettre en route vers Convent Avenue, il s'accorda un instant pour admirer son enseigne. CARNET’S FURNITURE. Si les flics l’arrêtaient, est-ce qu'il perdrait le magasin ? Il s'était tellement appliqué à séparer les deux moitiés de sa vie, et voilà qu'elles menaçaient de se percuter. Cela étant, ces deux moitiés partageaient déjà le même bureau. Il s'était berné tout seul.
(p.254)
Tandis que Munson s'attardait dans la pâtisserie, Carney se remémora la traque de Miami Joe, les couvertures et les planques dont Pepper lui avait appris l'existence. Des endroits qu'il n'avait jamais remarqués étaient soudain révélés, comme ces grottes qui se découvrent à marée basse et s'enfoncent dans l'obscurité. Pourtant, elles ont toujours été là, offrant un chemin caché vers les profondeurs. Cette tournée en compagnie du flic menait Carney dans des lieux qu'il voyait tous les jours, des établissements à deux pas du sien devant lesquels il passait depuis qu'il était enfant et qui n'étaient en réalité que des façades. Ces portes constituaient les entrées d'une ville différente - ou plutôt les différentes entrées d'une immense ville secrète. Proche de vous à tout instant, adjacente aux choses que vous connaissez, juste en dessous. Il suffit de savoir où chercher.
(p.337)
Il descendit via Park Avenue. Il trouvait logique de suivre l’enfilade de taudis noirs de suie jusqu’à la 96e, où ils cédaient brusquement la place à un majestueux régiment d’immeubles résidentiels de renommée internationale, lesquels étaient remplacés à leur tour par des sièges sociaux monumentaux à partir de la 50e. Park Avenue ressemblait aux graphiques des manuels d’économie illustrant l’emplacement des entreprises florissantes, avec en abscisses le numéro des rues de Manhattan et en ordonnées le chiffre d’affaires. Voici un exemple de croissance exponentielle.
La circulation des enveloppes. Carney repensa à son idée de barattage, au mouvement des marchandises - meubles de télévision, fauteuils, pierres précieuses, fourrures, montres - d'une main à une autre, d'une vie à une autre, d’un acheteur à un vendeur puis à un nouvel acheteur. Comme dans les illustrations de National Geographic sur le climat représentant les masses d'air invisibles et les courants profonds qui façonnaient la personnalité du monde. Si on prenait un peu de recul et si on avait les bonnes clés, on pouvait observer l'action de ces forces secrètes, leur fonctionnement. Si on avait les bonnes clés.
(p.212)
Quand vous voulez savoir ce qui se passe, demandez aux ivrognes du quartier. Ils voient tout et l’alcool conserve les informations, qui pourront toujours servir plus tard.
- Il est fiable.
– À part la roche sous les immeubles, y a rien de fiable dans cette ville.
Gamin, quand Carney sautait dans l’Hudson, il lui arrivait de boire la tasse. Cette eau dégueulasse, le Big Apple Diner vous la servait sous le nom de café.