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Critique de HordeDuContrevent


Qu'est-ce que servir le peuple pour un chinois durant la révolution culturelle ? Jusqu'où cela va-t-il ? Jusqu'au sacrifice de soi ? Jusqu'à trahir ? Jusqu'à l'absurde ? Telles sont les questions que posent Lianke Yan dans ce petit roman jubilatoire dans lequel l'auteur souvent nous interpelle directement afin de mieux souligner l'absurdité ou la cocasserie des situations engendrées par le régime communiste. Si nous nous éloignons de la poésie presque animiste qui m'avait enchantée dans « Les jours, les mois, les années » et dans « Un chant céleste », il est bon de retrouver la plume de l'auteur plus caustique, plus féroce que jamais.

Étudiant et serviteur modèle, servile, Wu Dawang est un homme qui a le sens du devoir, sens d'autant plus exacerbé qu'il a promis à son beau-père et à sa femme de monter vite les échelons et de devenir cadre du parti, promesse faite lors de ce mariage arrangé, aussi redouble-t-il de zèle et d'obéissance.
Il connait les citations de Mao Zedong par coeur, et récite, tels des mantras, les formules et aphorismes adéquats à qui l'interroge. A tel point d'ailleurs que si on enlevait de son cerveau les slogans peints sur les murs et les discours imprimés dans les journaux et les livres ou proclamés dans les haut-parleurs, Wu Dawang serait un homme vide qui n'a pas réussi pour le moment à trouver le bonheur conjugal, sa femme étant très froide et distante, ne désirant que son ascension sociale. Parler peu et travailler avec ardeur sans jamais se plaindre, tel était le principe qui règle sa vie. En bon élève obéissant, il redouble d'effort pour « servir le peuple » du nom du slogan maoïste de 1944. D'ailleurs ses efforts portent leurs fruits, il devient cuisinier du Colonel et de sa jeune et belle épouse Liu Lian. Il cultive leurs légumes et leur fait les repas. Liu Lian se retrouve souvent seule, le colonel étant très occupé.

« Ainsi, lorsque le colonel vaquait à ses occupations, il ne restait dans cette maison construite par les Soviétiques que Liu Lian, la femme du colonel, âgée de trente-deux ans, et Wu Dawang, l'ordonnance faisant office de cuisinier, âgé de vingt-huit ans. C'était comme si, dans un immense jardin, il n'était resté qu'une jolie fleur et un sarcloir ».

Liu Lian, sous prétexte d'avoir besoin de lui, l'attire dans sa chambre dans laquelle elle lui fait clairement comprendre ce qu'elle souhaite. Voici notre Wu Dawang tiraillé entre l'attrait pour cette femme somptueuse qui le désire ardemment et l'honnêteté qu'il se doit d'avoir vis-à-vis de son supérieur hiérarchique, tiraillement décrit avec sensualité et grivoiserie par l'auteur qui atteindra un summum lorsque, d'abord luttant contre ses désirs, il apprend que Liu Lian a exprimé son mécontentement auprès des autorités, elle souhaite le renvoyer car il a désobéi et n'a pas bien « servi le peuple », ce qui compromet ses ambitions et la promesse faite à sa femme…Vaudeville à la sauce pékinoise que Lianke Yan maitrise de main de maitre, je me suis régalée…

« du coin de l'oeil, il regarda dans la direction de Liu Lian ; ce n'était plus un arc-en-ciel qu'il voyait. Ses yeux le brûlaient et la douleur devenait intolérable. Au moment où il détournait les yeux, le souffle gonfla le haut de la chemise de nuit et, pris au dépourvu, il ne put s'empêcher d'apercevoir ses seins. Ils étaient gros, blancs, aussi ronds que s'ils avaient été tracés au compas et aussi appétissants que les petits pains cuits à la vapeur dont le colonel était si friand. le colonel et sa femme étaient des gens du Sud, ils appelaient ces petits pains des mantous et ils les adoraient. Ce fut donc l'image des mantous qui vint à l'esprit de Wu Dawang lorsqu'il aperçut les seins de Liu Lian, et il faillit tendre le bras pour les saisir. Heureusement, dans sa jeunesse, il était allé au collège et l'armée avait fait de lui un homme à l'idéal élevé qui jouissait de la confiance et de l'estime du colonel et de tout le régiment, un homme résolu à consacrer sa vie tout entière au combat pour le communisme ».

Lianke Yan détourne le slogan maoïste et « servir le peuple » devient de façon très drôle le devoir de satisfaire les désirs sexuels de la femme du colonel. La fable prend peu à peu une allure féroce : pour alimenter ce brasier et entretenir le désir, pour éloigner le spectre de l'ennui et de l'habitude dans lequel cas il n'aurait pas réussi à « servir le peuple », le couple illégitime s'aperçoit que plus ils détruisent et saccagent des symboles liés à Mao Zedong (portraits et sculptures cassés, livres d'aphorismes déchirés…), plus la peur terrifiante que cela provoque alimente un désir se faisant incandescent…

C'est hilarant, jubilatoire, c'est satiriquement drôle ! Vous imaginez bien que ce livre a été, et est toujours, interdit en Chine. Quelle insolence et quel courage de la part de l'auteur d'avoir écrit avec autant d'originalité et de liberté de ton cette satire contre l'ordre social ubuesque provoqué par la révolution culturelle et le maoïsme, et contre les mariages arrangés.

J'imagine Lianke Yan rire en écrivant ce livre. Et son rire aurait eu « le bruit d'un glaçon tombant sur la braise »…

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