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La Malédiction » ;
Hyam Yared (Ed des Equateurs, 180p)
Voici un excellent roman, à tous points de vue.
C'est d'abord une histoire d'enfant-fille qui grandit et devient femme dans un pays assiégé, le Liban, dans la petite bourgeoisie chrétienne maronite de Beyrouth prisonnière de ses préjugés plus que rétrogrades et racistes autant que de ses peurs. Hala est écartelée entre ses aspirations à plus d'indépendance et les griffes vampirisantes de sa mère — qu'elle appelle LA mère— avant de subir le joug de sa belle-mère — qu'elle appelle Rayon X. On découvre d'abord la petite fille de 8 ans en interrogations curieuses de son corps féminin, sous les caresses troublantes de son frère de deux ans son ainé. L'exploration de sa sexualité féminine tient d'ailleurs une part non négligeable dans ce récit sans fioriture ni langue de bois, mais il n'y a aucune vulgarité ni appel au voyeurisme des lecteurs. C'est la forte amitié avec Fadia, copine de classe intelligente et cultivée, aussi anorexique qu'Hala est boulimique, qui lui ouvrira des horizons dans ce domaine comme dans tout ce qui la pousse à étancher sa soif de liberté.
Le carcan familial est plus qu'étouffant ; la mère est une véritable obsédée sexuelle (au sens où elle est installée de manière rigoriste dans une méfiance maladive du corps de sa fille, à l'image des religieuses enseignantes des écoles catholiques). Si Fadia subit le poids écrasant de son père veuf, milicien phalangiste et bourreau jouissif de palestiniens, c'est bien la mère de Hala qui cherche à tout prix à lui inculquer la honte de son corps de femme, tant dans cette société très patriarcale comme dans d'autres c'est très souvent par les mères (puis les belles-mères), que se transmet le machisme le plus éculé. Son amour maternel est véritablement castrateur, proche de la perversité dans ses injonctions contradictoires intenables et souvent délirantes. Hala découvrira pire que « la mère », en la personne de la mère de celui que les deux matrones ont choisi comme époux arrangé. Il faut voir comment l'investissement pathologique maternel sur le rejeton mâle génère de la reproduction humiliante tant pour les femmes que pour les hommes.
En toile de fond, on a un tableau de la vie dans ce petit pays tellement fragmenté entre des communautés religieuses crispées sur leurs prérogatives qu'il en devient une proie facile pour toutes les puissances qui veulent le piller en l'occupant militairement (la Syrie, Israël…) ou diplomatiquement et économiquement (Etats-Unis et France en tête) ; mais ce tableau se limite au milieu social et religieux de Hala. La guerre s'invite souvent aux portes du quartier et de la maison, les obus passent littéralement au-dessus de la tête des enfants qui semblent le vivre avec une certaine fatalité d'habitude, voire un certain détachement. Un aspect d'ailleurs très intéressant de ce roman c'est le parallèle que
Hyam Yared tisse entre la soumission imposée au Liban et celle imposée aux femmes. Et l'on découvre le poids des tribunaux religieux— il y en a des spécifiques pour chaque communauté religieuse— une impressionnante mécanique juridique réactionnaire chargée de régler tout ce qui relève de la vie civile et personnelle des citoyens, en leur imposant une morale aussi intransigeante que liberticide.
Enfin l'écriture est très réussie, vive, très précise, avec des formules choc.
« Je compris que les bonbons étaient un détail et que les mères momifiaient les corps des filles avec du silence. » / « Puis elle m'a aimée du mieux qu'elle a pu, c'est-à-dire avec la haine inconsciente d'elle-même. » / « Avec le temps, j'appris à dire Non en me taisant et entrai dans le cercle infernal de ceux qui prennent du poids en ravalant le langage. » / « Après avoir été inspectée en présence des soldates du patriarcat—dans chaque famille il y a au moins une Tante Violette, une mère, une marâtre (…) » / « (Après la naissance de sa fille, lors des visites de femmes à la maternité) ça gloussait, ça piaillait, ça s'exclamait avec une admiration dépitée devant la beauté d'une ‘fille-hélas', mot composé prononcé à moitié. le ‘hélas' ne s'énonce pas. Il se voit. Dans un regard, un silence, une grimace, un arrêt cardiaque. »
Quant à la chute, elle est particulièrement marquante.
Réflexion sur la sexualité et au-delà la corporéité, sur le langage, l'amitié, la transmission et le poids de la famille, sur ce monde aussi fracassé que le Liban à peine d'hier (les années 80 à 2000) mais sans doute encore d'aujourd'hui, dans une très belle langue, ce roman est une très belle découverte.