Il était capable d'une certaine forme d'amour, et il y avait aussi un amour auquel il aspirait. Sa femme était devenue une inconnue. Et son fils, lui semblait-il, était parti avant qu'il ait une chance de le connaitre. Où finissaient en ce monde les choses que l'on avait perdues ? se demanda-t-il alors. Quelqu'un les avait-il jamais retrouvées ?
[Au milieu du naufrage]
Un soir il y avait eu une pluie de météores, et Linn et ses parents avaient veillé pour aller l'observer du haut de la colline. Ils avaient bu du thé, drapés dans une couverture, et pour chaque étoile qui tombait, ils avaient rendu hommage à un de leurs défunts. Et les vivants, alors ? Linn avait posé la question, et son père avait pointé son doigt vers toutes les étoiles suspendues, celles qui ne tomberaient pas avant de longues années.
[Cherche-moi dans le camphrier]
"Est-ce que c'était Kori ?" demanda-t-elle une dernière fois. Elle lui tint les mains pour les empêcher de bouger. Elle essuya avec ses pouces son menton humide de salive, frottant la peau mal rasée. "Je vais te le décrire, ça t'aidera à ta souvenir." Sojin ramassa la canne qui lui avait échappé et la posa en travers de ses genoux. Elle se tourna pour s'asseoir dos contre ses jambes. "Je l'ai connu enfant, mais ensuite il est parti."
Son père demeura immobile.
"Il a voyagé loin. Il a allumé des incendies."
Elle entendit son père remuer, respirant lentement.
"Je trouvais que c'était beau. Et je l'aimais."
[La forêt incendiée]
Peut-être la notion de chance, songe-t-il, signifie-t-elle simplement que l'on compare sa vie à celle d'un autre, et qu'on se donne l'avantage.
[Les lanternes d'Ido]
Il soufflait un grand vent à l'odeur saline. Bey regarda Soni tremper ses doigts dans le thé et en humecter ses lèvres craquelées. A travers ce geste, il mesura à quel point elle avait vieilli, comme si elle s'amenuisait avec chaque jour qui passait. Lui aussi, d'ailleurs. Peut-être le temps les rognerait-il suffisamment pour qu'ils soient de taille à entrer dans une poche. C'était en ces termes qu'il concevait la mort. Un amoindrissement.
[Au milieu du naufrage]
Les Américains venaient faire des essais. C'était désormais chose commune. Ils prenaient pour cible des îles inhabitées. Il en était ainsi depuis que l'occupation japonaise avait pris fin. Ce que les pilotes ignoraient, c'est que cette île en particulier, à l'est de Solla, était fréquentée par des pêcheurs qui ramassaient des algues et des coquillages.
Il est possible que le voyage soit un acte de mémoire, un rappel du lieu d'où l'on vient. Un jeu de miroirs où l'on assiste à une foule de choses qui auraient pu aussi bien se passer chez soi, ou n'importe où ailleurs.
Et tandis qu'elle le regardait s'éloigner dans la foule, elle songea que le temps avait bien peu d'influence sur l'idée qu'on se faisait de quelqu'un. Cela lui semblait impossible, pourtant, puisque c'était justement le temps qui définissait les êtres. C'était lui qui les façonnait, lui encore qui les achevait.