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Critique de LightandSmell


Les éditions Delcourt ont offert à cette histoire poignante un écrin à sa hauteur : illustrations en grand format permettant un confort de lecture fort appréciable (surtout pour la grande myope que je suis), couverture épaisse finement travaillée, papier glacé de qualité qui permet de tourner les pages sans crainte de les voir se déchirer, chose importante quand l'on considère l'épaisseur de ce roman graphique.

Ayant lu attentivement le résumé, sans faire attention au nombre de pages, j'ai ainsi été surprise d'avoir entre les mains un livre aussi imposant. Mais il fallait bien au moins 300 pages pour narrer l'histoire d'Amélie, jeune femme issue d'une noble famille hollandaise désargentée, contrainte d'épouser Hans, un marchand avec lequel elle ne connaît guère le bonheur conjugal. Elle est intelligente et rêve de conquérir le ciel, tout en restant pieuse et fort attachée à sa foi ; il est pragmatique et la traite bien plus comme une domestique que comme une épouse. D'ailleurs, s'il use du corps de sa femme pour son bon plaisir, il ne lui laisse guère le loisir à elle d'utiliser librement son temps et son esprit.

Mais ses contraintes de vie d'épouse ne l'empêchent pas d'étudier, de réfléchir, de rêver d'ailleurs et de liberté. Une liberté qui passe par un désir un peu fou, celui de voler ! L'absence de son mari pendant plusieurs mois va lui permettre de vivre comme elle le désire et d'avancer dans son projet.. Ce qui explique en partie le choc de son retour, d'autant que Hans a rapporté de son voyage une esclave. le début d'une cohabitation difficile, Amélie étant partagée entre l'humiliation d'abriter la maîtresse de son mari dans son foyer, elle la femme si pieuse, et le soulagement de ne plus être soumise aux caprices de son époux durant la nuit.

J'ai trouvé Hans absolument détestable. Il y a quelques passages où on pourrait presque le prendre en pitié, mais on est quand même face à un homme, où son sexe, dans cette société hollandaise du milieu du seizième siècle, lui donne tous les droits. Il peut violer sa femme parce que bon, c'est sa femme, lui imposer toutes les tâches qu'il souhaite, l'humilier en la trompant et lui imposant sa maîtresse, la « remettre à sa place » quand il l'estime nécessaire, embarquer avec lui une esclave comme on ramène des épices, se montrer violent, décider de vendre une personne qu'il dit aimer pour relancer son commerce, prendre ce qu'il veut quand il le veut sans considération des personnes lésées… Alors, j'avoue que son excuse « ma femme me regarde de haut » a eu quelque peu tendance à renforcer mon mépris pour cet homme, qui m'a semblé assez représentatif de son époque.

Amélie n'est néanmoins pas parfaite. Pieuse, elle flirte dangereusement avec l'extrémisme quand son mari, sur ce point, se montre plus ouvert et flexible. Dotée d'une personnalité complexe, cette jeune femme m'a tout simplement fascinée. Intransigeante, parfois blessante avec les deux seules personnes qui semblent se soucier un tant soit peu d'elle, elle est aussi observatrice, brillante, lucide, logique et déterminée. Petit à petit, sa révolte prend le pas sur la prudence et ses envies de voler la poussent à se révéler devant un mari, peut-être beau, mais bien terne face à elle. J'ai été touchée par ses doutes et la difficulté avec laquelle elle arrive à concilier sa foi qui la pousse à vouloir se rapprocher de Dieu physiquement, et les limites de la société patriarcale dans laquelle elle évolue.

À cet égard, son combat pour la liberté fait écho à celui pour la vie de Sahara. Cette esclave, autre héroïne discrète de ce roman graphique, m'a également touchée. Passant de main en main, victime de la cruauté des hommes et de l'arbitraire masculin, cette jeune femme est pourtant lumineuse. Souriante et optimiste, elle aborde les choses comme elles viennent, et tente comme elle le peut de s'adapter à cette vie qu'on lui a imposée. Son discours, teinté de stoïcisme et de douce résignation, m'a peinée parce qu'elle considère qu'être nourrie est déjà une chance en soi, mais il permet à Amélie de réaliser que si sa situation personnelle est injuste, celle de Sahara n'est guère plus appréciable…

Chacune à leur manière, elles sont victimes d'une société qui ne respecte pas ni leurs droits ni leur intégrité physique et morale. Une prise de conscience qui va permettre à Amélie de se radoucir et de diriger sa colère non pas vers cette femme qui n'est pas son ennemie, mais contre la situation en elle-même. de fil en aiguille, se noue ainsi une étonnante complicité entre les deux jeunes femmes, un rapprochement apportant à Amélie cette lumière et cet espoir dont elle avait soif sans même le réaliser. Yudori a réalisé un très beau travail sur la naissance de cette amitié inattendue aux contours fluctuants, offrant aux lecteurs un exemple inspirant de sororité. Bien que j'aurais aimé plus d'échanges entre ces deux femmes si différentes l'une de l'autre, mais liées par les circonstances, j'ai aimé leur finesse. Il se passe quelque chose de fort et d'unique entre ces deux héroïnes dont le rêve de l'une est porté par la vision de la vie de l'autre.

Au-delà d'Amélie et de Sahara, se jouent dans la maison d'autres destins. Que ce soit celui d'une jeune servante fleur bleue qui exaspère par ses médisances, son manque de lucidité sur son « maître », et sa tendance à jouer de son physique, mais qui émeut par sa naïveté et sa volonté de s'en sortir en jouant les quelques cartes que la vie lui a distribuées. Quant à Eva, au service d'Amélie et de sa famille depuis des lustres, on réalise que malgré son discours sur la supériorité de sa protégée, elle saisit pleinement les limites de son statut. Une noble, encore plus désargentée, reste soumise aux caprices de son mari… J'ai aimé la dissonance entre ces deux servantes, l'une frivole, l'une plus sage, chacune représentative d'une époque et d'une éducation. J'ai, en outre, apprécié la manière dont Eva, tout en veillant étroitement sur Amélie, nous rappelle durement la manière dont sa propre vie est liée à la sienne. Une responsabilité dont la jeune femme ne semble pas toujours avoir conscience, prise dans ses propres tourments et une cage dont elle aspire à briser les barreaux afin de s'envoler !

Un rêve que l'on fait nôtre et que l'on espère voir un jour se concrétiser, d'autant que les sublimes illustrations dégagent une telle intensité que l'on ressent les événements et les émotions des personnages avec une force incroyable. Les décors facilitent l'immersion, le focus sur certains points dirige avec une aisance déconcertante l'oeil du lecteur sur l'important, les détails sont finement dessinés, et les visages et mimiques des personnages très expressifs. Il est d'ailleurs intéressant de voir le brio avec lequel Yudori souligne par ses dessins la complexité de ses personnages, leurs qualités, leurs défauts, leurs moments de joie et ceux plus sombres où la colère, la lassitude et la peine assombrissent les visages et voilent les regards.

En conclusion, grand roman graphique dans tous les sens du terme, La conquête du ciel nous ouvre les portes sur une société hollandaise du milieu du seizième siècle rigoriste et austère, dans laquelle une jeune femme ne se sent guère à sa place. Quand on attend d'elle soumission et obéissance, elle pense observation, réflexion, liberté et conquête d'un ciel que les hommes n'ont pas encore réussi à s'approprier. Des hommes qui, en revanche, s'imposent et prennent ce dont ils ont envie, que ce soit des denrées dans un autre pays ou une esclave qui, contre toute attente, va mettre l'épouse de son maître sur la voie de la liberté. Parfois difficile par la réalité historique qu'il dépeint, ce livre apporte également son lot de lumière et offre aux lecteurs une belle histoire de sororité de laquelle on ressort touché et grandi. Belle, sombre et poignante à la fois, une quête de liberté sous fond d'une étonnante et pourtant émancipatrice amitié.
Lien : https://lightandsmell.wordpr..
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