AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de GeraldineB


Nous sommes en 1920 quand Evgueni Zamiatine imagine le monde de demain. Anticipant les dérives autoritaires du régime soviétique, Zamiatine écrit l'une des premières mais surtout l'une des plus belles dystopies, une dystopie d'amour.

Dans ce monde imaginé par Zamiatine, tout est sous contrôle et la police fait régner l'ordre. Les citoyens ont abandonné leur individualité, ce "Je" qui les vouait aux tourments et à la solitude au profit d'un "Nous" réconfortant. Plus de prénoms pour désigner les hommes et les femmes mais simplement des lettres et des numéros. Seul importe l'intérêt collectif et des murs transparents assurent à chacun le pouvoir de surveiller et éventuellement de dénoncer son voisin. le chef de l'état, celui qui se fait appeler "le Bienfaiteur" s'occupe de tout, tel un père sévère mais protecteur. Sachant ce qui est bien pour ses citoyens, il leur promet la quiétude en échange d'une totale soumission. Et en effet, D-503, le héros de cette histoire, est un homme heureux qui ne remet jamais en cause sa vie si bien réglée. Il est mathématicien et concepteur de l'Intégrale, un gigantesque vaisseau spatial qui doit partir à la conquête des autres mondes pour les soumettre à la volonté du Bienfaiteur. Convaincu du bien fondé de sa tâche, il y travaille avec zèle. Dans la vie de D-503, il y a le travail et O-90, une douce jeune femme toute en rondeurs avec laquelle il passe de temps à autre un agréable moment, toujours sous le contrôle du bureau des autorités qui leur délivre pour cela un billet rose.

Mais tout se dérègle le jour où I-330 entre dans sa vie. le désir et la jalousie sèment alors le chaos dans l'esprit de ce pauvre mathématicien si raisonnable. Car I-330 est belle tout autant qu'indocile. Elle fume, boit et fréquente des rebelles nostalgiques du "monde d'avant". A ses côtés, dans ses bras, D-503 va se sentir devenir un autre homme, un homme fait de chair, pleinement vivant. Cette femme, il va l'aimer de toute son âme, contractant par cet amour la plus dangereuse des maladies. Car dans le monde transparent et aseptisé du Bienfaiteur, il n'est pas permis d'avoir une âme, comme il n'est pas permis de rêver. L'imagination appelle la désobéissance et la désobéissance est punie de mort. Pour sauver les citoyens et maintenir l'unité du peuple, les médecins de l'Etat les opèrent afin de leur retirer cette résurgence de l'ancien monde, la faculté de penser par soi-même.
Cette nouvelle conscience de D-503 donnera l'occasion à Zamiatine d'écrire des pages superbes, d'une incroyable poésie. Plus l'histoire progresse, plus cet amour grandit dans le coeur de D-503, brisant toutes ses certitudes. Mais pour un homme habitué à vivre sans passion, confit dans un petit bonheur tranquille, ouvrir son coeur à l'amour n'est pas sans risque. Se sachant atteint de ce mal d'amour incurable, D-503 écrit des notes et ce sont ces notes que nous lisons, des notes tragiques et bouleversantes, les notes d'un homme amoureux.

" le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant - suave soumission à une loi inflexible et précise: avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat unitaire - et moi non plus je n'existais pas. Il n'y avait que ces dents serrées, tendres et aigües, ces yeux d'or largement ouverts - et je m'y enfonçais, je pénétrais toujours plus profondément. Et ce silence - il n'y avait, là dans le coin - à des milliers de milles -, que ces gouttes qui tombaient dans le lavabo et j'étais, moi - L Univers, et entre chaque goutte - des époques, des ères..."

Tout le génie de Zamiatine est là, dans ces passages d'une rare beauté, qui alternent avec les descriptions glacées d'un monde déshumanisé. Il y a de la passion et du feu dans ces notes de D-503. Ce sont celles d'un homme qui a longtemps marché courbé et qui se redresse enfin, porté par une force qui le dépasse.
"Les ouragans, les orages qui déchirent le ciel, qui réduisent en miette la quiétude trotte-menu - quoi de plus beau en ce monde?" écrivait l'auteur dans sa préface en 1922.

"Nous" fut interdit de publication en URSS en 1924, donnant plus de force encore à ce roman qui semble avoir été écrit hier ou plutôt aujourd'hui. La numérisation et le contrôle toujours plus grand de notre société invite à lire et à relire ce chef-d'oeuvre de Zamiatine. Intemporel et indispensable, il nous met en garde contre les dérives d'un Etat qui promettrait la sécurité en échange de nos libertés. Et si Zamiatine écrivait dans sa préface que ces temps, sans doute inéluctables, étaient encore infiniment lointains, je crois que nous les voyons, au contraire, se rapprocher dangereusement. Aujourd'hui et avant qu'elles ne soient définitivement brisées, il est grand temps de déployer nos ailes...

"J'ai écrit pour ceux qui ne savent pas seulement marcher, défiler au pas cadencé- mais qui ont des ailes pour voler.", Evgueni Zamiatine, extrait de la préface de "Nous".
Commenter  J’apprécie          7710



Ont apprécié cette critique (69)voir plus




{* *}