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Critique de gatsbi


J'étais impatient de lire enfin Zamiatine et son célèbre « Nous autres », ouvrage majeur ne serait-ce que pour les voies qu'il a su ouvrir au genre de la dystopie.
Une lecture plus compliquée que je ne l'aurais pensé. Et c'est dommage, car sur le contenu, à part quelques passages peu crédibles facilement excusables ou des idées pas assez détaillées (les Normes Maternelles et Paternelles), je n'ai pratiquement rien à redire.


J'ai d'abord buté sur le style. Question d'édition ? Pour avoir lu en diagonales quelques critiques Babelio, j'étais averti qu'il y avait un sujet. Ma petite expérience :
J'achète « Nous », la toute nouvelle traduction par Hélène Henry, dans la collection Babel des éditions Acte Sud.
Premier chapitre et je suis déjà emballé : il y a du lourd !
Deuxième chapitre et là je déchante : je n'arrive pas à comprendre le dialogue principal de la scène. Je relis une deuxième fois, toujours pas. J'ai la sensation très désagréable de ne pas toujours saisir le sens ni le pourquoi des répliques, quand je n'hésite pas carrément entre parole et pensée. Et pourtant je sens bien que rien n'est compliqué, rien n'est omis, rien n'est volontairement flou. Je bute tout bonnement sur le style (ou la traduction, qu'en sais-je ?).
Alors j'ai l'idée de comparer ce chapitre 2 avec l'ancienne traduction : celle de Cauvet-Duhamel, chez Gallimard. Par chance, j'en trouve une version libre sur Internet, et là tout de suite cela va mieux ! Vite je me fais rembourser et je me procure un exemplaire de « Nous autres » d'occasion, étonnamment rare.

Pour donner un exemple, dans la version Acte Sud, ce premier passage m'avait déjà perturbé :

O-90, ma douce !
[...]
À ma gauche, O-90 (si l'un de mes ancêtres hirsutes avait écrit cela il y a un millier d'années, il aurait sans doute ajouté un « ma » ridicule : « ma » O-90)...

La version Gallimard évite cette contradiction triviale.

Surtout, la version Acte Sud inonde le texte de parenthèses et de tirets d'incises, ce qui en rend la lecture pénible. La version Gallimard réduit largement ces signes au profit de simples virgules, et ça passe mieux chez moi.

Pour finir sur cette question de la traduction, je pense que l'idéal est de se faire sa propre opinion. Je reconnais que la prose d'Hélène Henry est certainement plus moderne et poétique. Ce sont des critères qui ne me touchent pas forcément, tandis que la traduction de Cauvet-Duhamel m'a apporté un petit gain de confort quant à la compréhension, et c'est ce que j'avais besoin dans le cas de ce roman particulier. N'hésitez pas à lire d'autres critiques et d'autres avis sur cette question, par exemple celles de HordeDuContrevent, bobfutur et Indimoon.


Au-delà des choix de traduction, je pense qu'il y a un vrai style Zamiatine sur ce texte et, comment dire… ce style m'a donné du fil a retordre ! Toujours sur le plan de la compréhension. À tel point qu'une fois arrivé au bout, j'ai fait quelque chose que je n'avais encore jamais fait : j'ai relu le livre entièrement ! Et enfin, le sentiment (et la satisfaction) d'avoir à peu près tout compris.

Le style ? Un style haché, saccadé, aux formes parfois alambiquées. Pas le style que je préfère, même si la traduction de Cauvet-Duhamel atténue un peu cet aspect. du reste, je vois parfaitement la cohérence par rapport au profil mental et psychologique du narrateur.
Sans doute les mêmes raisons justifient l'usage généralisé des points de suspension pour interrompre la parole ou la pensée. Sans doute. Il reste que je ne compte pas les fois où j'ai pesté devant ce signe énervant en ne voyant pas où voulait en venir le personnage. C'était certes mieux à la deuxième lecture.

Enfin et surtout, il y a ces métaphores à tour de bras. Chez certains auteurs, les métaphores paraissent si naturelles qu'on les oublie presque. Chez Zamiatine, c'est plus compliqué : je pense que la moitié me sont passées à côté lors de ma première lecture… En réalité, je devrais dire : chez le narrateur. Car là encore, cela semble voulu et justifié par son état d'esprit. D'ailleurs, à un moment, il s'excusera presque et avouera avoir abusé des « métaphores absurdes ». Lire cette confession m'a presque fait rire, en tout cas elle m'a soulagé en me rassurant sur mes compétences de lecteur !
Quelques exemples des métaphores qui m'ont stoppé :
- Ce bouton [de la porte] était en cuivre, « comme ma voix », pensai-je.
- Elle [I-330] était dans la tasse grande ouverte du fauteuil.
- [… ]une voix molle qui semble couverte de poils et de mousse.
Là aussi, relire le roman m'a permis de saisir la plupart de ces images. Une des clés de compréhension est de reconnaître les champs sémantiques particuliers explorés dans le roman. Par exemple, les poils et la mousse sont connotés négativement dans l'esprit du narrateur (du moins à certains moments), et ainsi on comprend que la troisième métaphore dit « simplement » que la voix molle est désagréable ou repoussante à entendre.

Malgré leur absurdité étudiée, les innombrables métaphores du texte jouissent donc d'une certaine cohérence, et même d'un travail lexical important, notamment dans les champs sémantiques sensoriels (odorat, vue, toucher, goût, ouïe), ceux des couleurs (le ciel, les corps) et des formes (chaque personnage secondaire a une forme de visage particulière). Cette palette de perceptions confère une dimension contemplative certaine au roman, qui compense un peu le manque d'informations sur certains aspects du monde futuriste décrit.

Et puis il y a ces métaphores mathématiques innombrables, qui donnent une couleur bien particulière au roman. Ce sont elles qui m'ont le moins gêné, même les plus improbables, car au moins on comprend facilement leur fonction passive qui est de transcrire indirectement les valeurs de la société (pureté, régularité, précision...), ainsi que la façon de penser du narrateur (logique).


Un mot sur le personnage principal : tout le long du roman, le narrateur lutte intérieurement entre un moi « conforme » et un moi « malade » (« l'Autre », caractérisé par ses « pattes velues »). Cet aspect est plutôt bien vu et réussi, mais ces changements de personnalité sont autant de difficultés supplémentaires qui, combinées avec celles que j'ai déjà évoquées, m'ont fait perdre le fil plus d'une fois.


La forme du roman est très régulière : 40 chapitres, 40 notes d'un journal. Pas plus de 5 pages par note. le texte s'en trouve particulièrement aéré et la progression facilitée, ce qui compense bien le style pas spécialement fluide.
Au début de chaque note, trois titres résument les trois parties développées. Un côté scolaire, qui n'apporte pas grand-chose. J'ai fini par ne plus y prêter attention.
On pourra dire ce qu'on veut de la forme du journal, qu'elle n'est pas si originale. Dans ce roman, je l'ai trouvée parfaitement employée : à la fois justifiée dans le scénario et très commode pour raconter cette société dystopique (le lecteur cible de ces notes renvoie aisément à nous autres (quel vilain jeu de mot...), lecteurs du roman).


L'entrée en matière est simple et efficace grâce à l'excellente exposition qui est faite dans le court extrait du Journal National de la note 1 : on comprend immédiatement qu'on a affaire à un état totalitaire aux visées expansionnistes (« imposer notre vision du bonheur mathématique et exact »), à l'emprise déjà profonde puisque les citoyens, de simples « numéros », sont mis à contribution sur la base du volontariat. Et on devine facilement que ce « volontariat » n'est que pure forme, les numéros étant déjà acquis à la cause.


Rentrons dans le vif du sujet. Publié en 1920, « Nous autres » a fortement influencé de nombreuses dystopies, comme 1984, d'Orwell. On cite moins souvent la filiation avec le chef d'oeuvre de Silverberg : Les monades urbaines. Un manque que je vais tâcher de corriger dans la revue des thèmes traités qui suit :

- Il est vital pour un régime autoritaire de contrôler le quatrième pouvoir. On retrouve cette préoccupation dans Nous autres avec le Journal National. Un thème que développera plus encore Orwell.

- le mensonge est inhérent à tout régime totalitaire. Stade ultime de la falsification, le retournement sémantique est étonnamment banal (nous l'employons parfois dans le feu des débats), mais sous la plume experte de Zamiatine il atteint des sommets de perversité :
« Envers l'État unique, j'ai le droit de subir un châtiment ; ce droit, je ne le céderai pas. Personne d'entre nous ne peut et n'ose abandonner ce droit unique et par conséquent très précieux. »
La description du passage aux urnes donne un autre exemple frappant.
Le retournement sémantique s'observe aussi dans les noms propres employés : le « Bienfaiteur », les « Ange Gardiens » (des espions). On pense bien sûr au Big Brother de 1984, ou encore aux Tantes qui inculquent et aux Anges qui guerroient, dans la Servante Ecarlate.
Nos dirigeants ne font pas autre chose lorsqu'ils agissent « en responsabilité », feignant l'air grave : par quelque tour de passe-passe ils transforment un acte de violence en acte de bravoure. Tel est le pouvoir des mots.

- La société des « numéros » fait l'éloge de la certitude, de l'exactitude, de la régularité et de la pureté (le ciel bleu, par opposition aux nuages). Peut-être l'idée la plus originale du roman (je n'ai rien vu de tel ailleurs). Zamiatine montre habilement comment ces valeurs sacralisées modifient la façon de penser des « numéros », mais aussi leur rapport au monde via leurs perceptions (les fameuses métaphores géométriques et plus généralement mathématiques). Les implications profondes sont moins évidentes, mais l'auteur prend le temps et le soin de nous les montrer. Par exemple, il y a cette idée que les anti-valeurs (doute, irrationalité, hétérogénéité, diversité) correspondent au monde d'avant. Sacraliser les valeurs revient à diaboliser les anti-valeurs, donc à rejeter le monde d'avant, donc à légitimer et conforter la société des « numéros ». Il y a aussi cette idée que les valeurs prônées concourent à maintenir l'esprit des « numéros » dans une vision étroite. Exit le doute, la critique, le recul et l'ouverture d'esprit. Un must pour un état totalitaire. Bien vu, monsieur Zamiatine !

- La complexité qui ne peut être éradiquée doit être cantonnée (obsession pour la limitation de l'infini) ou contrainte par la privation des libertés, et ici s'exprime une fois de plus le talent de l'auteur qui exploite les différents sens, allant du concret (degrés de liberté des mouvements des machines, puis des « numéros » taylorisés) à l'abstrait (liberté de pensée) :
« joug bienfaisant de l'État »,
« Délivrer l'humanité ! C'est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l'homme. ».
Et encore ce retournement sémantique délicieusement choquant.

- Comme dans Les Monades urbaines, la société des « numéros » fait l'éloge de la sédentarité (« stade ultime ») et développe l'idée de vie en ruche (Tables des horaires et activités, taylorisation, synchronisation et esprit de groupe). Ainsi l'individu s'efface devant le groupe, la communauté. Plus de raison de sortir du rang, ce qui élimine toute contestation. Une aubaine pour un état totalitaire…

- La religion est bien présente dans Nous autres. Comme dans la Servante Ecarlate, c'est une religion d'État créée sur mesure pour servir l'idéologie. La filiation directe avec la religion chrétienne est toutefois convoquée dès que son manichéisme intrinsèque peut servir la cause.
Ainsi, dans la dualité entre bonheur et liberté, cette dernière est attribuée au Diable : « Nous avons aidé Dieu à vaincre le Diable ». Dès lors, l'aspiration au bonheur ne peut être remise en question, non plus que son pendant : la contrainte.
Autre exemple, légitimant ou justifiant l'effacement de l'individu au profit du groupe (société de ruche) : « Nous » viens de Dieu, « moi » du diable.

- Autre caractéristique de cette société : la transparence. Au sens propre comme au sens figuré. Chez les « numéros », tous les bâtiments sont en verre, de sorte que la vie privée devient un concept très relatif. Mais quel « numéro » saint d'esprit souhaiterait seulement cacher quoi que ce soit ? Certainement pas D-503, notre narrateur, qui déclare (sans ironie aucune) : « Il est très agréable de sentir derrière soi le regard perçant d'une personne qui vous garde avec amour contre la faute la plus légère, contre le moindre faux pas. ». Toujours ce doux retournement sémantique.
Silverberg ira beaucoup plus loin sur le thème de la transparence : les Monades urbaines ne sont pas en verre, et pourtant ses habitants ne connaissent plus la moindre pudeur. Exit les rideaux auxquels ont encore recours les « numéros » !

- La vie sexuelle a été codifiée et planifiée dans la Lex Sexualis : « n'importe quel numéro peut disposer de n'importe quel autre numéro à des fins sexuelles ». Sans doute Silverberg s'est-il fortement inspiré du roman de Zamiatine, car les moeurs en vigueur dans Les Monades urbaines sont étonnamment similaires. Mais sur ce thème également, Silverberg pousse la théorisation et les développements plus loin encore.

Bien d'autres questions abordées rapprochent Nous autres des Monades urbaines de Silverberg.
- Ainsi, dans la mise en place des deux sociétés, on a une réflexion sur la démographie galopante, à laquelle chacune tente d'apporter une solution.
- le contexte historique est le même : opposition entre villes et campagnes, guerre, puis domination des nouvelles villes. de manière intéressante, dans les deux romans, un chapitre un consacré à la découverte de la vie dans les campagnes par le personnage principal.

- Un thème particulièrement intéressant est l'aversion des évènements imprévisibles et incalculables :
« Rien d'inattendu ne peut survenir. »
La société des « numéros », dans son obsession pour la régularité, aspire à une « solidification », une « cristallisation » de la vie :
« Nous avons canalisé toutes les forces de l'univers, et une catastrophe est impossible ».
Si vous avez lu ou vu Jurassic Park, vous penserez peut-être alors à la fameuse théorie du chaos chère au mathématicien Ian Malcom. le discours de ce dernier sonne bel et bien comme une réfutation des fondements mêmes de cette société...


Un mot sur le ton général : celui-ci est dominé par l'arrogance et la suffisance du narrateur :
« Un des sages de l'antiquité [notre époque], sans doute par hasard, a dit une parole intelligente [...] »
Il y a aussi un côté présomptueux : le narrateur présume que les êtres destinés à lire ces notes sont des « sauvages », qu'ils n'ont pas encore atteint le niveau civilisation des « numéros » (à considérer que celui-ci soit élevé…) :
« Il est probable que vous êtes, lecteurs inconnus, des enfants en face de nous. »
Ou encore :
« Nous sommes la nation indispensable. Nous sommes debout et nous voyons plus loin dans l'avenir que les autres pays, et nous voyons le danger pour nous tous. »
Pardon, ma langue a fourché ! Cette dernière citation n'est pas due à Zamiatine...
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