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Critique de Woland


ISBN : 978-2070451456


Cela fait la troisième fois, dans toute ma vie, que je lis "La Bête Humaine", l'un des derniers tomes des "Rougon-Macquart : Histoire Naturelle et Sociale d'une Famille Sous le Second Empire." Et je me rends compte une fois de plus que, en vérité, un livre doit se lire et se relire parce que, au fur et à mesure que nous avançons en âge et en expérience, la perception que nous avons de lui s'affine, s'approfondit et emprunte parfois un chemin très différent de celui qu'elle pouvait prendre quand nous avions vingt ou trente ans.

Qui ne connaît la tragédie de "La Bête Humaine" ? Un assez brave homme, un peu brutal peut-être mais sans plus, apprend que sa femme, jeune et jolie, lui a été donnée en mariage par un vieux notable qui l'avait déflorée et salie de mille attouchements dès ses seize ans. La protection dont l'homme en question a profité jusque là dans les Chemins de Fer, il la doit aussi au vieillard, le président Grandmorin, qui veille sur lui pour pouvoir, de temps à autre, profiter encore des complaisances de Séverine, sa jeune femme. Alors, quand il comprend, l'homme - Roubaud - décide de tuer Grandmorin. Il force sa femme à écrire à celui-ci une lettre qui lui fixe rendez-vous dans le train qu'eux-mêmes doivent reprendre le soir et la chance - si l'on ose appeler ça la chance - lui sourit : il égorge Grandmorin tandis que Séverine, affolée, se presse de tout son poids sur les jambes du vieillard, assez vaillant pour se débattre.

Tout près - rappelons tout de même que la vitesse des trains n'était pas la même en 1869 qu'aujourd'hui et que la chose était possible - Jacques Lantier, le fils qu'une Gervaise Macquart de quinze ans, suivant à Paris un Auguste Lantier dont elle est folle et qui finira par la perdre, a abandonné à une tante paternelle, tante Phasie, assiste à la scène dans l'éclair du train qui s'enfuit. Or, Jacques est mécanicien sur la ligne où Roubaud travaille en tant que sous-chef de gare. Autre particularité de Jacques, mais très inquiétante, celle-là : il ne peut toucher une femme sans avoir envie de la tuer. La chose lui fait horreur mais, en même temps, le fascine. D'ailleurs, la nuit où il a assisté au meurtre de Grandmorin, il fuyait Flore, la fille de tante Phasie, qui s'offrait à lui ...

Tous les éléments sont posés, ou presque. On sait que ça se terminera mal - c'est du Zola, de toutes façons - mais on s'étonne une première fois de la discrétion avec laquelle le créateur du Naturalisme évoque ici sa fameuse théorie de l'hérédité. Oui, certes, les gènes de violence et d'alcoolisme de Jacques sont susceptibles d'expliquer le mal dont il souffre. Mais Zola ne le dit qu'une seule fois et préfère se raccrocher à des images plus proches de l'Inconscient collectif, de femmes violées et tuées dans des cavernes par les hommes qui y vivaient encore à l'état primitif.

Puis, à la lumière de ce que l'on a pu récolter soi-même sur la question, amplement étudiée en long et en large au cours du XXème siècle, on s'aperçoit que, en ce qui concerne le personnage du tueur en série obéissant à une pulsion sexuelle, Zola se fait ici visionnaire. Il ne parle plus d'hérédité mais il définit déjà très bien certaines caractéristiques de ce type de tueur. D'abord, l'absence de la mère, interprétée comme un rejet par l'enfant. Puis l'incompréhension (et la peur aussi) de l'adolescent au fur et à mesure de son évolution. L'horreur de l'homme lucide quant à cette pulsion qui s'impose à lui sans qu'il puisse la contrôler et sans qu'il sache même d'où elle lui vient. Etroitement entrelacée à cette horreur, une fascination absolue, gigantesque, luciférienne, inhumaine pour l'idée d'enfoncer le couteau, de sentir et de voir le sang couler et la femme vaincue et morte. Une "objétisation" totale de la victime et un manque d'empathie, une froideur que le lecteur moderne discerne aisément dans le personnage, lors du procès final. (Jacques pleure, il est vrai mais c'est sur lui qu'il pleure, et non sur son crime.) Et cette certitude, dont parlent tant de tueurs de notre époque, que le fait de passer à l'acte une fois, rien qu'une fois, les "guérira." Avec ses mots et ses connaissances à lui, Zola nous dépeint sans pratiquement une seule erreur l'itinéraire d'un tueur en série beau garçon, qui ne devrait avoir aucun problème avec les femmes, que celles-ci courtisent même, qui ne parvient d'avoir de rapports qu'avec Séverine parce qu'il sait que celle-ci a participé à l'assassinat de Grandmorin, qui se croit "guéri" très sincèrement jusqu'au moment où il la tue, elle aussi. Alors, revient pour lui la paix ... Jusqu'à ce que, quelques mois plus tard, il ne soit à nouveau tenté d'en tuer une autre.

Pour certains spécialistes, il y aurait, dans ces tueurs, une homosexualité refoulée. Et, curieusement, Lantier meurt dans les bras de Pecqueux, son chauffeur, sous les roues de la locomotive 608, dans un enlacement furieux provoqué par la crise de jalousie du chauffeur, complètement ivre, à qui Lantier avait eu la sottise de piquer sa maîtresse, Philomène.

Et cette locomotive, la dernière qu'ils conduiront ensemble et que leur chute hors de la plate-forme laissera aller à la dérive, folle de pression, de charbon et de vitesse, passant comme une flèche dans des gares affolées, risquant à tout instant un massacre furieux, avec vingt-huit (ou dix-huit, franchement, je ne saurais vous le dire) wagons à bestiaux bourrés de soldats ivres partant sur le front de l'Est car la guerre de 1870 vient d'éclater : quelle fureur, quelle puissance démoniaque et quelle beauté ! Pour nous, qui connaissons L Histoire, cette locomotive va brûler non seulement toute la guerre franco-prussienne mais, train fantôme de l'Horreur mondiale, elle foncera sur la Grande guerre avant de s'arrêter, en bout de course, absorbée, irradiée, dissoute dans le champignon nucléaire d'Hiroshima.

Ca vous paraît un peu tiré par les cheveux ? Alors, relisez "La Bête Humaine", avec ses grondements, ses tressaillements perpétuels, cette rage de sang qui l'anime, la "mort" si émouvante de la Lison, cette locomotive tant aimée par Jacques et Pecqueux, avec laquelle ils formaient, selon leurs propres dires, "un ménage à trois", les yeux pervenche de Séverine, figés dans la Mort sous son casque de cheveux noirs dressés par la peur et l'agonie, l'impressionnant suicide de Flore, se jetant littéralement, elle qui ne pouvait supporter le contact du mâle, à la tête d'un train dans le tunnel où elle avait l'habitude de se faire peur, comme ça, pour jouer ... Seulement, cette nuit-là, Flore ne joue plus. Parce qu'elle vient, elle-même, en voulant tuer Jacques et Séverine par jalousie, de provoquer un monstrueux accident - celui qui aura la peau de la Lison, de cinq malheureux chevaux et d'un nombre impressionnant de voyageurs ...

Et tant d'autres scènes, tant d'autres petits moments saisis au vol, tant de violence, tant de vie et tant de mort, tant d'exaltation aussi dans cette prose qui démarre en douceur, puis prend son rythme de croisière avant, brusquement, comme les personnages détraqués qu'elle se délecte à nous dépeindre, comme la locomotive 608 qui roule désormais vers l'Enfer, de s'emballer, de s'emporter et de nous emporter avec elle vers l'une de ces fins coups-de-poing dont Zola seul était capable quand il se trouvait au sommet de sa forme - c'est-à-dire quand il pensait un peu moins à son cher Naturalisme et à la Science et se contentait d'être lui-même : un grand, un magnifique, un fabuleux créateur. ;o)
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