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Critique de Archie


Le joueur d'échecs, court roman d'environ cent vingt pages, a été écrit par Stefan Zweig quelques semaines avant son suicide au Brésil en 1942. Dans l'exil désespéré où il s'était relégué pour s'éloigner de la guerre déchirant l'Europe, le sujet lui avait été inspiré par un manuel d'échecs. Il s'efforçait d'y tromper son ennui en étudiant des parties jouées par des grands maîtres.

A l'opposé du joueur de hasard, tel celui qui se détruit dans Vingt-quatre heures dans la vie d'une femme, le joueur d'échecs ne compte que sur son intelligence. « Une certaine forme d'intelligence », précise Zweig, pour qui le jeu d'échecs est « une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n'établit rien, un art qui ne laisse pas d'oeuvre, une architecture sans matière ».

Selon l'auteur, fasciné par les monomanies, les échecs n'en présentent pas moins autant de danger que les jeux de hasard, car celui qui s'y adonne de façon addictive peut se couper du monde réel, et sombrer dans le vide ou la folie. Mais les échecs peuvent aussi être un moyen d'expression pour des individus incapables de s'adapter au monde réel. L'idée m'a rappelé les performances de calcul ou de mémorisation dont sont capables des personnes atteintes d'une certaine forme d'autisme.

Justement, Zweig imagine une traversée sur un paquebot, où deux joueurs de nature différente se retrouvent face à face.

L'un, champion du monde d'échecs en titre, est un personnage ignare, totalement déshérité, dépourvu de culture, inaccessible à toute émotion, incapable de penser en l'absence d'un échiquier. Il m'a fait penser au personnage de Jean-Baptiste Grenouille, dans le Parfum. Rappelez-vous : cet être imaginé par Patrice Suskind, quarante ans après Stefan Zweig, ne s'exprime que dans un univers d'odeurs à un niveau suprahumain. Comme lui, alors que ses carences mentales et comportementales devraient le condamner à une vie misérable et asservie, le champion d'échecs de Zweig se montre infiniment performant dans un domaine infiniment étroit.

L'autre joueur n'a aucune expérience pratique des échecs. C'est un homme raffiné, cultivé, délicat, qu'une période dramatique de sa vie a conduit à des exercices mentaux répétés. Il a ainsi intellectualisé et mémorisé, en solitaire, un nombre considérable – je dirais même infini ! – de phases de jeu, sans visualiser d'échiquier, par la seule compilation cérébrale de coordonnées à deux dimensions. Comme le ferait un ordinateur ! Un scénario abstrait et futuriste pas facile à imaginer du temps de Zweig !

Ce second personnage avait subi des tortures mentales dans les geôles nazies. Peut-être, en décrivant le premier, Zweig avait-il en tête le profil des exécuteurs de basses oeuvres affectionnés par les gangsters et les dictateurs, auxquels il assimile les meneurs nazis. Des exécutants soumis, sans état d'âme, généralement des bons à rien, juste capables d'être des tortionnaires cruels et efficaces. Une observation des comportements des Nazis, par un homme disparu avant que l'holocauste de la Shoah n'ait été mené à son terme et révélé au monde.

Dans le joueur d'échecs, comme à son habitude, Stefan Zweig fait vivre au lecteur une succession de rebondissements tellement surprenants, que totalement captivé par la découverte de chaque nouveau contexte inattendu, on en arrive presque à ne plus se souvenir des péripéties précédentes. L'auteur accentue le caractère anxiogène de sa narration, en reproduisant habilement la lenteur structurelle du jeu d'échecs, lenteur sur laquelle il arrive aussi qu'un joueur table pour déstabiliser son adversaire.

Je me vante d'être épargné par les démons du jeu, mais je suis incontestablement addict à la démarche narrative de Stefan Zweig.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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