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Critique de HordeDuContrevent


Je suis plutôt italienne pour son côté très ouvert et spontané, mais me mets à trembler face à une londonienne, système sclérosant, fermé et assez froid. La réplique sicilienne me titille, quant à la scandinave, après avoir essuyé quelques revers, je sais à présent mieux la dompter…Et vous, pour quelle ouverture succombez-vous, face à quelle réponse tremblez-vous ?

Non, non, je ne parle pas de femmes, rassurez-vous, mais d'échecs, d'ouvertures aux échecs. Un de mes passe-temps favori qui, malgré un niveau très bas, n'est pas sans me faire faire des noeuds au cerveau et me provoquer parfois des rêves perturbés, visualisant les parties perdues et revoyant en boucle l'erreur, parfois une seule et malheureuse erreur, ayant réussi à faire tout basculer et à doucher mes espoirs. Pas la peine de vous dire que j'ai lu « le joueur d'échecs » de Stefan Zweig avec intérêt !

Mirko Czentović est un illustre champion d'échecs, champion de Hongrie à l'âge de 18 ans puis champion du monde à 20 ans. Il a la particularité incroyable pour un tel champion d'être peu intelligent, sauf aux échecs précisément. A se demander s'il n'y a pas dans le cerveau des génies des échecs une circonvolution particulière, un muscle ou une bosse propice aux échecs. Mais sinon il a eu du mal à apprendre à compter et à lire et ne sait pas écrire sans faire plein de fautes d'orthographe, peu prompt à l'imagination et à la hardiesse, il est doté d'une logique implacable et froide et ses rapports aux autres sont difficiles. Il est antipathique, arrogant, et uniquement focalisé sur sa passion. Or, un jour, il se fait battre par un inconnu, lui faisant ravaler son indélicatesse et son orgueil. Celui-ci, emprisonné dans des circonstances terribles, fin et raffiné, a appris par coeur des combinaisons, des coups tactiques, des ouvertures, dans un livre sur les échecs qu'il a volé. Seule lecture lors de son emprisonnement il l'a lu, et relu, se l'est complètement approprié.

« Toute ma vie, les diverses espèces de monomanies, les êtres passionnés par une seule idée m'ont fasciné, car plus quelqu'un se limite, plus il s'approche en réalité de l'infini ; et ces gens-là précisément, qui semblent s'écarter du monde, se bâtissent, tels des termites, et avec leur matériau particulier, un univers en miniature, singulier et parfaitement unique ».

Ce qui m'a passionné et fait écho dans ce petit livre de moins de 100 pages est la façon merveilleuse dont Stefan Zweig traite les lisières de la folie propre à toute passion engendrant isolement et addiction. Ici donc pour le joueur d'échec capable de concentrer toutes ses réflexions pendant des décennies sur « un but ridicule : acculer un roi de bois dans un angle sur une planche de bois »… La tension psychologique qui se trame est mise en valeur avec brio. Comment un jeu qui est passion et centre de toutes les pensées peut rendre petit à petit fou ? Mécanisme de l'aliénation qui m'a fait frémir…Mais en même temps, Zweig met en valeur un second personnage, lui sauvé de la folie de la guerre et du régime nazi précisément par les échecs…Deux rapports aux échecs totalement différents et inversés, deux contraires qui s'affrontent sur l'échiquier…

Voilà pour le premier niveau de lecture. le second niveau de ce livre écrit en 1941, en réalité central, est le parallèle évident que fait l'auteur autrichien entre ce champion d'échecs et les nazis, abstraction imagée du conflit mondial dont Zweig imagine très bien l'issue. Ce héros inconnu nous fait plonger dans le système nazi et le mécanisme implacable et froid pour écraser ses opposants. Et cela est d'autant plus troublant que cette nouvelle a été publiée après la mort de Stefan Zweig et de sa femme. Ils se sont en effet donné la mort pour protester contre la nazification de leur pays. Geste ultime, fatal, permettant, à leur niveau, de mettre échec et mat l'horreur.

La plume de Zweig est fluide, belle, imagée, les nombreuses réflexions sur le jeu en lui-même m'ont passionnée :

« Mais qualifier les échecs de jeu, n'est-ce pas déjà les réduire et commettre une injustice ? Ne sont-ils pas aussi une science, un art, quelque chose qui plane entre ces deux pôles comme le cercueil de Mahomet entre le ciel et la terre, une incomparable association de tous les contraires ? Très anciens et pourtant toujours neufs, mécaniques par leur dispositif, mais n'agissant qu'avec le ressort de l'imagination ; à la fois limités à un espace géométrique et figé, et illimités par leurs combinaisons, se développant sans cesse et pourtant stériles ; une réflexion qui ne mène à rien, une mathématique qui ne calcule rien, un art qui ne crée pas d'oeuvres, une architecture sans matière, mais dont l'être et l'existence sont incontestablement plus durables que tous les livres et toutes les oeuvres ; le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, et dont nul ne sait quel dieu l'a apporté sur terre pour tuer l'ennui, pour aiguiser l'esprit, pour stimuler l'âme. Où commence-t-il, où finit-il ? »

Ce livre, sur le roi des jeux et la métaphore guerrière sous-jacente, est un petit chef d'oeuvre !

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