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Critique de HordeDuContrevent


Formidable biographie odysséenne d'un destin exceptionnel, celui de Magellan, l'homme qui entreprit, le 20 septembre 1519, à 39 ans, le premier voyage autour du monde !

« Au commencement étaient les épices. »

Après des siècles de plats insipides au Moyen-Age, la découverte des épices a été, j'imagine, totalement fabuleuse pour nos papilles pâlottes et endormies. Astringentes, piquantes, crépitantes, énergisantes, stimulantes, délicieuses, parfois surprenantes, les épices sont à la cuisine ce que la couleur est à la peinture. Cannelle, clous de girofle, noix de muscade, curcuma, sel, poivre, entre autres, mais aussi café et thé…Imaginez un instant pouvoir vivre sans. Prisées de façon frénétique, elles étaient hors de prix et devinrent les objets précieux et convoités d'un business particulièrement juteux. Les « espiceries », condiments dans la cuisine mais aussi dans les offices ou dans la parfumerie, ont donné le terme économique « d'espèces », démontrant leur rôle de réserve de valeur et de moyen d'échange.

« Au début du XIe siècle ce même poivre que l'on trouve aujourd'hui à profusion sur toutes les tables et qu'on gaspille ni plus ni moins que si c'était du sable se vendait au grain et valait son pesant d'argent. Il présentait une telle stabilité monétaire que beaucoup d'Etats et de villes comptaient avec lui comme avec un métal précieux ; il permettait d'acquérir des terres, de payer une dot, d'acheter un droit de bourgeoisie ; beaucoup de princes et de cités établissaient leurs tarifs douaniers par quantités de poivre, et lorsqu'au Moyen-Age on voulait dire d'un homme qu'il était immensément riche on le traitait de « sac à poivre ».

Zweig, en démarrant son livre sur l'importance des aromates, happe immédiatement le lecteur et ce dès l'incipit. Il nous permet de comprendre que ce sont elles, les épices, qui ont été le moteur, le piment, des découvertes territoriales. C'est pour elles que avons fait des mois et des mois de navigation vers les Indes, avons enduré des conditions de vie dantesques à bord des bateaux, avons contournée moult obstacles et dangers pour les acheminer depuis les archipels, malais et indiens notamment, jusqu'aux comptoirs européens, avons désiré non seulement avoir accès à la ressource mais aussi devenir propriétaires des terres d'où elles provenaient, à coup de conquêtes guerrières et de colonisation.


Au commencement était la barrière de l'Islam.

En Europe Venise faisait figure d'exception au XVe siècle. Ses palais ont presque tous été édifiés avec les bénéfices du commerce des aromates sur lequel elle a le monopole. Les autres pays européens jalousent la ville, ce d'autant plus que ce commerce n'est pas simple avec cette barrière infranchissable qu'est l'Islam entre les Indes et l'Europe. Aucun marchand chrétien ne peut la franchir, malgré de nombreuses tentatives de croisades, moins idéologiques que pragmatiques, pour briser cette barrière qui ferme l'accès à la mer Rouge.
Un nouveau chemin était à créer, un chemin libre et indépendant, affranchi de toute servitude et de l'hégémonie de l'Islam. Telle est la motivation de Christophe Colomb qui se tourne vers l'ouest, de Bartholomeu Diaz et Vasco de Gama vers le Sud, de Cabot vers le Nord (Labrador).

« Dans les grandes inventions et découvertes, l'élan spirituel, moral, fait toujours fonction de force accélératrice ; mais la plupart du temps, l'impulsion réalisatrice décisive n'est due qu'à des facteurs matériels ».


Au commencement était le Portugal.

Le Portugal, petit pays pauvre le plus à l'ouest d'Europe, qui s'appuie sur toutes ses frontières à l'Espagne, ne peut se développer que du côté de la mer. Commerce et colonisation seront les deux mamelles de son développement. Ce sera la volonté de l'Infant Henrique qui va substituer aux antiques « barcas » de robustes navires, qui va former un nouveau type de marins, plus spécialisés, sachant lire les portulans, calculer la déclinaison astrale et tracer les méridiens. le Portugal va multiplier les prouesses : dépasser le Cap « Non » réputé être infranchissable, atteindre l'Equateur, atteindre l'embouchure du Congo, le cap de Bonne-Espérance…

« le monde tourne maintenant des regards étonnés et envieux vers cet insignifiant petit peuple de marins, relégué à l'extrême pointe de l'Europe. Pendant que les grandes puissances, la France, l'Allemagne, l'Italie s'entre-déchirent dans des guerres stupides, leur frère cadet, le Portugal, décuple, centuple son champ d'action. Rien ne peut plus entraver son formidable essor ».



Au commencement était un marin portugais, autoritaire et taciturne, patient et persévérant, à la destinée incroyable.

Fernao de Magalhaes, Magellan, est un soldat tout d'abord assez invisible, simple « sobresalente », soldat inconnu. Sept ans de campagne militaire en Inde menée avec abnégation ne lui a rapporté d'ailleurs qu'indifférence dans sa patrie. le roi portugais n'aime pas trop cet homme taciturne qui ne lui fait pas de courbettes et qui ne sait ni sourire, ni plaire, ni se rendre agréable. « Peu loquace, renfermé, retranché dans son isolement ». Magellan décide d'aller en Espagne et convainc alors le roi d'Espagne, Charles-Quint, d'un projet fou : " Il existe un passage conduisant de l'océan Atlantique à l'océan Indien. Donnez-moi une flotte et je vous le montrerai et je ferai le tour de la terre en allant de l'est à l'ouest ".

« Quand elle est touchée par le génie et conduite par le hasard, une folle erreur peut donner naissance à la plus haute vérité ».

Même si Charles Quint est de tout coeur de son côté, cet exilé portugais va vivre un véritable cauchemar avant et pendant son aventure, entre les jalousies espagnoles et portugaises, l'organisation colossale pour avoir cinq bateaux ayant en leur bord l'équivalent de deux ans de vivres pour 265 personnes (Zweig nous donnes les livres de viande, de miel, de fruits séchés, de gâteaux, c'est à donner le tournis), les erreurs cartographiques, les mutineries et désertions de ses seconds pendant la traversée qui réagissent à son autoritarisme, le froid polaire en Patagonie, la famine et les maladies dont le terrible scorbut. Mais rien ne viendra à bout de la détermination de Magellan, qui trouvera à l'extrême sud du continent américain le détroit qui porte aujourd'hui son nom. La découverte du fameux passage, du « détroit », est décrite de façon magistrale par l'auteur.

« La somme des obstacles qu'un homme surmonte en pareil cas donne toujours la mesure véritable, exacte, de l'oeuvre et de celui qui l'a accomplie ».

Partie de Séville avec cinq navires et 265 hommes, l'expédition reviendra trois ans plus tard, réduite à 18 hommes sur un raffiot. Epuisée, glorieuse. Sans Magellan qui trouva une mort absurde lors d'une rixe avec des sauvages aux Philippines, son exploit accompli. Ce fut la seule fois où cet homme constant avait abandonné les qualités qui avaient participé à son succès, à savoir la méfiance et la patience. Cela lui fut fatal.

Magellan a donc réussi à faire avec un seul et même navire le tour du globe, « prouvant envers et contre tous les cosmographes et les théologiens du passé la sphéricité de la terre ».



Au commencement, surtout, était la honte.

Stefan Zweig nous l'explique dans son prologue, ce formidable récit a été écrit à l'aune de sa propre impatience lors d'une croisière à bord d'un paquebot trop confortable. En se souvenant des premiers voyages des conquérants de la mer, de leurs conditions épouvantables, des maladies innombrables, des dangers, de leur solitude, il eut honte de cette impatience, s'est mis à lire sur ces conquérants puis a désiré écrire sur le plus formidable d'entre eux : Magellan.

Grâce à différents documents d'archives et grâce aux écrits à bord de l'idéaliste Antonio de Pigafetta, Stefan Zweig retrace le parcours semé d'embûches de l'explorateur portugais en expliquant avec pédagogie et fluidité, avec une certaine beauté aussi, le contexte historique de l'époque.
C'est passionnant, épique, délicieux, très loin des biographies plus classiques. Nous avons l'impression de lire un véritable roman d'aventures et non une simple biographie historique, nous avons la sensation de traverser ces contrées inconnues et de faire le tour du monde. C'est le tour de force de Zweig de réussir à la fois de nous instruire avec précision et de nous divertir véritablement, d'entrelacer la pédagogie et la passion, les deux mamelles de la connaissance durable et passionnante.

Je crois que grâce à Zweig, et à la fascination que j'ai éprouvée en lisant cette biographie, Magellan est devenu un de mes héros préférés.
Je ressors de cette lecture impressionnée par l'exploit accompli, totalement homérique, proche du miracle, de cet exilé portugais. Je ressors émerveillée par la façon qu'emploie Zweig de nous la raconter avec beauté, passion, finesse et pédagogie. Cette biographie est sans conteste la rencontre rare entre un grand aventurier et un formidable auteur. La honte de Zweig a permis de créer un récit précieux.


« Il n'y a rien de supérieur à une vérité invraisemblable. Dans les grands faits de l'histoire, il y a toujours, parce qu'ils s'élèvent tellement au-dessus de la commune mesure, quelque chose d'incompréhensible ; mais ce n'est que grâce aux exploits incroyables qu'elle accomplit que l'humanité retrouve sa foi en soi ».

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