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Critique de Zebra


Zebra
18 décembre 2012
« Mon oncle et mon curé » a été écrit par une jeune femme, Alice Cherbonnel, de son pseudo Jean de la Brète. Née en 1858 à Saumur et décédée en 1945, Alice Cherbonnel était d'un caractère souriant et mesuré. Sa douceur angevine lui venait de sa mère mais elle tenait probablement son humeur taquine, provocatrice, voire belliqueuse de la ville d'Avranches dans laquelle elle résidait, ville qui s'est fait connaître par sa résistance à l'ennemi et à ses assauts. Quand elle écrivit « Mon oncle et mon curé », Alice Cherbonnel était triste et en deuil : ce livre est donc au croisement du sérieux et de la mélancolie.

L'histoire ? Reine de Laval, seize ans, vit dans un « trou paumé » (intitulé « aux Buissons ») entre sa tante, Mme de Laval, vieille femme acariâtre qui lui fait la vie dure, et son curé qui est son précepteur, son conseiller et son unique confident : son curé a le rayonnement des êtres supérieurement simples et totalement bons. Reine rêve à l'amour, même imaginaire : ses lectures (notamment « La Jolie Fille de Perth, de Walter Scott) lui procurent une demeure spirituelle indépendante et protectrice. Reine se révolte contre sa tante qui la dénigre, la méprise et la bat : elle me secoua (page 30) à m'en disloquer l'épaule. Un jour, le cousin de Reine, Paul de Comprat, vient à s'arrêter aux Buissons : il est si beau ! Reine tombe amoureuse du jeune homme. Les deux jeunes gens se plaisent, mais ne se l'avouent pas. Reine s'enfuit après un coup de colère contre sa tante et demande l'hospitalité chez l'oncle de Paul, M. de Pavolles (l'oncle paye entre les mains de Mme de Laval et de ses propres deniers l'éducation de Reine). M. de Pavolles accueille Reine dans son château. Là, elle rencontre Blanche, sa cousine, une superbe jeune femme qui est profondément aimée de Paul. Désespoir de Reine : on souffre à seize ans (page 235) comme on souffre à tout âge. Comment ne pas se sentir insignifiante dans l'ombre d'une telle déesse ? Parce qu'elle est ravissante et vive comme un elfe, parce qu'elle est pétrie de tendresse et d'humour, Reine a cependant de nombreux prétendants (on la demande cinq fois en mariage), mais aucun ne l'émeut. Blanche rencontre lors d'un bal un homme dont elle s'éprend : le mariage a lieu dans les mois qui suivent. de dépit, Paul de Comprat accepte un poste en Russie. Quelques années s'écoulent. Il revient et tombe dans les bras de Reine, qu'il demande en mariage. Reine et Paul s'aimèrent et eurent de nombreux enfants !

Roman « à l'eau de rose » ? Roman un peu « nunuche » ? Roman délicieusement désuet, pour jeunes filles ? Peut-être. En tous cas, voici un roman écrit en 1889. Vous êtes en pleine province française. L'histoire est simple et classique. Vous avez une ingénue (Reine), une duègne (la tante), une servante (Perrine, fille de basse-cour ; Suzon, cuisinière) un personnage un peu bébête (Jean, fermier) et un jeune premier tout à fait séduisant. le style est vivant, très imagé, sans digression et assez original puisque c'est Reine qui raconte elle-même ce qui lui arrive. Certaines expressions prêtent à sourire par leur fraîcheur ou par le côté caustique qui les sous-tend. Il faut dire que Reine n'a pas sa langue dans sa poche : elle contredit, réplique et donne son opinion à tous propos et sans ménager son interlocuteur, quelque soit son sexe, son âge ou sa condition sociale. Bref, elle « envoie de l'air » !

Reine pourrait se résigner, renoncer et se sacrifier aux conventions, acceptant sa condition de jeune fille, attendant sagement et docilement la venue du prince charmant. Il n'en est rien. Elle voit clair et elle n'a pas sa langue dans sa poche. Ainsi, sa tante (page 69) a le goût d'une femme du peuple ; d'origine plébéienne, elle est ignorante comme une carpe (page 47), elle a (page 43) l'air gracieux d'un dogue auquel on a pris un os. Suzon (page 32), aime sincèrement sa maîtresse mais elle a la mine rébarbative d'un voleur de grands chemins. Jean (page 54) est un phénomène de bêtise. Paul, son héros, est gras (page 89), bien vivant et joyeux : quand il mange, il a (page 94) une faim de cannibale. Reine a une haute opinion d'elle-même : enfant (page 12), elle avait déjà un goût inné pour l'ordre, une voix douce et musicale (page 12) ; son écriture (page 15) était nette et son style facile ; elle avait des qualités petites, grandes et moyennes, et de défaut, il n'était point question (page 119). Pas plus haute qu'un elfe (page 126), elle est diablement jolie et si on lui tourne autour, c'est parce qu'une dot importante est en jeu : avec une jolie dot (page 142), vous constituez un plat parfait et rare.

Reine dénonce les idées toutes faites : quand les enfants se mêlent de raisonner (page19), les mortels entendent bien des sottises ; discuter est un pêché d'orgueil (page 19) ; la raison (page 19) est la plus belle faculté de l'homme (on n'a pas dit de la femme) ; les jeunes filles (page 49) ne doivent parler que lorsqu'on les interroge. Reine glisse de temps en temps un jugement personnel : les hommes (page 51) sont des mécréants, des sacripants, des gens qui ne pensent qu'à jouir et à manger. Parfois, c'est assez provocant : ainsi, elle évoque (page 82), l'ennui des sermons à l'église, église dont les saints (page 76) se contemplaient avec surprise, étonnés d'être si laids ; le mariage (page 149) est considéré par les hommes comme une institution qui livre une victime (l'homme) à son bourreau ; plus loin, elle tourne la philosophie, le gouvernement, les légitimistes, les républicains, les impérialistes, les révolutionnaires, les bonapartistes et les parlementaires en dérision, prenant même le lecteur à témoin (nous sommes au début de la IIIème république); respecter l'étiquette (page 161) c'est la moitié du temps dire ce qu'on ne pense pas, et cacher ce qu'on pense ; puis, les curés (page 213) sont comme des rats dans un fromage car ils ignorent les catastrophes qui peuvent fondre sur la tête des gens.

Dans certains cas, Reine énonce toutefois de grosses sottises : elle considère que son ancêtre le Chevalier de Laval qui défendait le Mont Saint-Michel des assauts des anglais (page 176) était un gros nigaud ; plus loin, elle dit à son oncle, alors qu'elle est en train de continuer à danser lors d'un bal donné en son honneur, qu'on ne l'emmènera (page 177) que par la force des baïonnettes ; puis, jalouse de sa cousine Blanche, elle s'évertue à dénoncer Paul (page 192) qui a baillé pendant que Blanche jouait au piano ; enfin, furieuse, elle annonce (page 209) que la plus charmante position dans la vie c'est celle de veuve.

Ce roman est une peinture de la société de la fin du 19ème siècle. Sur fond d'amour platonique entre une jeune fille et un beau jeune homme, l'auteur nous démontre avec sa sensibilité féminine et beaucoup de provocation que la noblesse est probablement la seule chose qui vaille mais que les conventions constituent un carcan qu'il faudrait desserrer : (page 227) « Je tiens pour certain qu'il n'y a que les sots, les poseurs et les gens sans coeur qui prétendent ne jamais sacrifier des lois de convention à un sentiment vrai et profond ». Sans prétention, cet ouvrage offre de bons moments de lecture. Pour information, cette histoire fut portée avec succès à l'écran en mars 1939 par Pierre Caron (dialoguiste Jean Nohain, directeur de la photographie Willy Faktorovitch).
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