Douceur de la maison
Douceur de la maison paisible qui sommeille,
De la chambre muette et de la bonne veille,
Douceur du soir tranquille et du volume ouvert
Dans le chaud cercle d'or que fait l'abat-jour vert...
Ô nocturnes amis, petit cénacle tendre,
Mes poètes sont là , qui paraissent m'attendre,
Et de leurs feuillets clos, mélancolique émoi,
L'âme des livres vient errer autour de moi ! (...)
( " Poèmes de cendre et d'or")
O MOITE EMBRASEMENT...
Ô moite embrasement de ce jour de juillet!
Odorant incendie où la rosé, l'oeillet,
La jacinthe d'argent, la lavande de soie,
L'herbe qu'un frelon vert fait osciller et ploie,
Grésillent comme autant de petits encensoirs!
Je tends la main, j'étreins ces suaves drageoirs
Gonflés de papillons, de poussière sucrée,
De sucs luisants et forts, et, pour mes doigts, je crée,
Tissés de tiges d'or et gemmés de pistils,
De doux anneaux vivants, souples et puérils...
Le vent qui tour à tour caresse, émeut, flagelle,
Est, plus chaud qu'une bouche et plus léger qu'une aile,
Une aphrodisiaque et funeste liqueur;
II enserre mon front, il danse dans mon coeur;
Je sens, plaisir brûlant, plus âpre qu'une fièvre,
Ma lèvre s'émouvoir sous sa cruelle lèvre,
Et, baisant follement un lis mystérieux,
Je hume toute en moi l'haleine de mes dieux!
Japoneries
J’ai peint ces vers sur la soierie
D’un frêle éventail japonais,
Où courait une broderie
De fils d’or, de nacre et de jais :
Nid de polychromes mousmées
Dont les silhouettes s’en vont,
Grêles, mignardes et grimées,
Se perdre au clair de lune blond ;
Fantasque pays d’hippogriffes
Dont les temples d’ocre vêtus
Et flanqués de monstres à griffes
Jaillissent, bulbeux ou pointus,
Et se reflètent dans la moire
Azuréenne d’un bassin
D’onyx rose ou de pâle ivoire,
De granit rouge ou de succin ;
Rafales nippones, fleuries
De la neige des fleurs de thé
Que moissonne aux branches meurtries
Le vent nocturne de l’été ;
Pagodes bizarres, dieux blêmes,
Geishas en robe de crépon,
Jardins gemmés de chrysanthèmes
D’iris, de jonquilles… Japon !
Pays où la brise sans trêve
Berce les lotus et les lis,
Pays secret d’extrême rêve
Peuplé de flamants et d’ibis ;
Petit empire aux vertes rives,
Sensuel, bigarré, charmant,
Tu me déplais et me captives,
Tout chez toi me semble alarmant,
Et le vif carmin de ta lèvre,
Et tes masques et tes chansons…
Petit empire des frissons,
Des frissons d’angoisse et de fièvre
Dont meurent, au matin pâli,
Tes mille et une Butterfly…
La publication du Paon d'émail de Paul Morin constitue un événement de première importance dans le monde des lettres canadiennes-françaises de 1911. Le recueil du jeune poète de Montréal, publié à Paris chez le meilleur éditeur des poètes parnassiens, Alphonse Lemerre, a en effet de quoi éblouir même les plus exigeants amateurs d'art. L'oeuvre affiche une telle maîtrise du vers et des rythmes, son inspiration est si éloignée de ce qu'on a pu lire jusque-là sous la signature d'un auteur canadien, qu'elle est accueillie d'emblée comme une révélation. On n'a rien vu de tel depuis la sortie d'Emile Nelligan et son OEuvre, qui fit entrer la poésie canadienne-française dans une nouvelle phase de son évolution. En fait, Le Paon d'émail prolonge, en la parachevant à sa manière, l'aventure nelliganienne dans la recherche des formes éclatantes, «l'élégance extérieure et verbale» et le raffinement de l'érudition.
GIOTTO
Que d'hommes dont la vie est admirable et rude,
Faisant taire leur coeur et recherchant l'effort,
Ne cessent d'accomplir qu'à l'heure de la mort
Les ordres de l'Esprit dont le sens les élude !
Hélas ! tous leurs travaux et toute leur étude
Ne connaîtront jamais cette auréole d'or
Qu'au front des saints, dans un archaïque décor,
De vieux moines traçaient avec sollicitude...
Dans la cité toscane est la tour du Giotto,
— Lys florentin de marbre et de granit, château
De rêve, vision, trésor de ma mémoire, —
Mais la fleur séculaire et que n'ont pu pencher
Tant de sanglants assauts ignore cette gloire :
La flèche audacieuse et noble d'un clocher!
MOULINS
Meunier du Roy, ton moulin va trop vite,
Meunier du Roy, ton moulin va trop fort!
Vieille chanson.
Vieux moulin de Haarlem qui dans le canal sombre
Burines le contour immense de ton ombre,
Moulin lilas de Delft, moulin gris d'Amersfoort,
Qui ne vas pas trop vite et ne vas pas trop fort;
Moulin au meunier roux assis devant la porte,
Silencieusement, tu calques dans l'eau morte
Ton aile où traîne encore un peu de brouillard blond...
Sachant bien que tantôt, folle, grotesque, grêle,
Avec un grincement de potiche qu'on fêle,
Elle s'emportera dans un bleu tourbillon!