J'en suis à me demander aujourd'hui si une œuvre est jamais terminée. Et c'est une raison de me réjouir en pensant avec Ernst Jünger : « Aussi longtemps que nous restons des apprentis, nous n'avons pas le droit de vieillir. »
Il sait que le temps est le seul allié de ceux qui ont une plaie au cœur.
"- Enfin, faut bien se rendre service. Le jour où plus personne ne voudra rien donner, le monde ne sera pas loin de crever !"

page 51 [...] Robert s'étira et se frotta les yeux. Il était cinq heures et, avant de partir pour la carrière, son père l'avait réveillé. Il l'entendit gonfler son vélo puis le sortir du couloir. Depuis la porte, avant de fermer, le père Paillot cria :
- Te rendors pas, Robert !
Sans bouger, Robert lança :
- Ouais !
Les souliers ferrés du père grincèrent sur le seuil, la porte claqua et Robert n'entendit plus qu'un bruit étouffé de pas dans la rue et des voix qui semblaient venir de très loin.
Un jour gris rampait sur la vitre. Hésitant à entrer, il salissait à peine les deux murs les plus proches de la lucarne. Le reste demeurait dans l'ombre. Une ombre plus terne, plus moite que celle de la nuit.
Robert avait la bouche pâteuse et la gorge sêche. Il se tourna sur le côté, le dos au mur, les yeux ouverts. Imperceptiblement, les objets sortaient de l'ombre. Sur le plancher, chaque lame se dessinait. Sous une chaise, il y avait quelque chose que Robert ne parvenait pas à identifier. Il regarda un moment la lucarne. La vitre sale ne permettait pas de voir le ciel, mais il jugea pourtant qu'il devait être couvert. Il souleva la tête pour mieux écouter. Un coup de vent venait de siffler en longeant le chéneau. Juste au-dessus de lui, entre les voliges et les tuiles, des rats se mirent à courir. Le vent passa encore puis il y eut, au fond de l'impasse, le bruit d'un portail battant contre un mur et un moteur de voiture se mit en marche. Longtemps, il couvrit tous les autres bruits du matin.
Robert imagina le fils Corneloup, le charcutier, sortant la camionnette pour le marché. Le moteur s'éloigna et Robert se retrouva seul. Les rats ne couraient plus. Le vent était trop faible, trop intermittent pour meubler le silence.
Alors, d'un coup, Robert se leva et s'habilla. [...]
Bernard, écoute...
Mais si c'est trop dur à écouter, alors contente-toi d'entendre. Cela passera à travers ensuite.
Car, maintenant, tu vas les entendre. Parce que c'est du fond de l'abîme que j'en appelle à toi, Bernard. Puisque tu es le verbe de ceux dont nous tentons d'être l'épée.
Du fond des charniers du Viêt-nam, du fond de la grande nuit africaine aux enfants morts ou près de l'être, et qui crient ou meurent dans un silence encore plus inexpiable que leur hurlement. Inexpiable - pour nous.
Bernard, Bernard, j'en appelle à toi. (pge 83)
Comme dit mon père : de nos jours, c'est l'horloge qui mène le monde, les aiguilles tournent plus vite qu'autrefois.
Dans toute la vallée, la vie du jour s’était endormie et celle de la nuit s’éveillait lentement.
On peut accepter la misère pour soi. La préférer à l'opulence si telle vous parait la voie qui vous conduira au but, car ce ne sont pas toujours les routes les plus faciles qui mènent où on veut aller.
En tout cas, rappela Raoul, vous savez ce que je vous ai dit : pour la nuit, faudra que les provisions soient couvertes, et le plus près possible de la tente. Les ours, ça craint ni Dieu ni diable et ça ravage tout ce qu’on laisse traîner. C’est des bêtes qui sont juste là pour t’apprendre à avoir de l’ordre.
Mais les âges de l’homme ne sont rien en regard des millénaires du sol.