Ma sur la pluie, Charles Van Lerberghe (extrait)
dit par Nathalie Nerval
MA SŒUR LA PLUIE
Ma soeur la Pluie,
La belle et tiède pluie d'été,
Doucement vole, doucement fuit,
A travers les airs mouillés.
Tout son collier de blanches perles
Dans le ciel bleu s'est délié.
Chantez les merles,
Dansez les pies !
Parmi les branches qu'elle plie,
Dansez les fleurs, chantez les nids
Tout ce qui vient du ciel est béni.
De ma bouche elle approche
Ses lèvres humides de fraises des bois ;
Rit, et me touche,
Partout à la fois,
De ses milliers de petits doigts.
Sur des tapis de fleurs sonores,
De l'aurore jusqu'au soir,
Et du soir jusqu'à l'aurore,
Elle pleut et pleut encore,
Autant qu'elle peut pleuvoir.
Puis, vient le soleil qui essuie,
De ses cheveux d'or,
Les pieds de la Pluie.
L'ONDE TREMBLE COMME UNE MOIRE
L'onde tremble comme une moire
De ténèbre à travers la nuit,
L'onde profonde, sourde et noire,
Où tout à coup la lune luit.
Du fond des eaux la lune attire
De pâles, longues, frêles fleurs,
Qui montent, s'ouvrent et se mirent
Dans son impalpable splendeur.
Mystérieusement écloses,
Comme un mortel pressentiment,
Dans l'onde et la lune elles posent
Leurs longs et pâles flambeaux blancs.
Il semble, au-delà de la vie,
Et cependant à mon côté,
Que quelque être étrange m'épie,
Invisible dans la clarté.
ELLE S'AVANCE, COMME JE VIENS
Elle s'avance, comme je viens,
A petits pas, dans le silence,
La belle nuit bleue ; regarde-moi bien,
Elle s'avance comme je viens,
Très lasse et lente, et languissante.
Quel ange entend la fleur qui croît,
La branche et l'ombre qu'elle balance,
- Quel ange entend la nuit qui chante ? -
Regarde-moi bien : elle, c'est moi ;
Je suis la belle nuit qui danse.
Ainsi, très pure et dénouant
Ses voiles de rêve,
Et sa ceinture de diamant,
- Comme vos ailes, vos ailes d'argent,
Comme mes bras en pâle croissant, -
La lune se lève.
Et je l'adore, immobile, un moment,
Perdue en son rêve. [...]
L'HERBE EST MOLLE ET PROFONDE
L'herbe est molle et profonde
Sous les branches qui pendent,
Lourdes de fruits et de fleurs blanches ;
Lourde est la senteur enivrante,
Et douce est l'ombre. On s'y étend ;
Un sourd sommeil coule dans le sang.
Et les branches s'abaissent et se penchent,
Et vous caressent de longs frôlements,
Vous caressent et vous soulèvent
De la terre doucement ;
Et l'arbre vous prend dans ses bras puissants,
L'arbre joyeux et frémissant
Qui resplendit dans la lumière.
Il vous enlace et vous berce dans l'air,
Et l'on est lui, l'on est sa sève,
Sa force féconde, et l'on frémit
En ses naissantes fleurs, et ses fruits,
En ses milliers de feuilles légères ;
On respire en son souffle, on embaume la terre.
Et l'on s'éveille comme un fruit tombe,
Un fruit lourd et vermeil,
Dans l'herbe profonde,
A travers le soleil.
OH ! DE GRÂCE, FLEUR QUE JE CUEILLE
Oh ! de grâce, fleur que je cueille,
Ce soir, que le long de mes mains
Mon âme en toi ne passe,
Que tout ce que je touche, hélas !
Ne veuille devenir humain,
Déjà je sens, obscurément, tes feuilles
Qui s'allongent, et ta corolle,
Lourde de songe, qui se pose
Comme un beau front sur mon épaule ;
Déjà je sens ton corps frémissant,
Qui m'aspire et devient vivant...
Ah ! reste hésitante ainsi, incertaine,
Nymphe à mon âme, fleur à mes yeux
Aux confins de la vie humaine.
COMME ELLE CHANTE
Comme elle chante
Dans ma voix,
L'âme longtemps murmurante
Des fontaines et des bois !
Air limpide du paradis,
Avec tes grappes de rubis,
Avec tes gerbes de lumière,
Avec tes roses et tes fruits ;
Quelle merveille en nous à cette heure !
Des paroles depuis des âges endormies
En des sons, en des fleurs,
Sur mes lèvres enfin prennent vie.
Depuis que mon souffle a dit leur chanson,
Depuis que ma voix les a créées
Quel silence heureux et profond
Naît de leurs âmes allégées !
QU'IL VIENT DOUCEMENT SUR LA TERRE
Qu'il vient doucement sur la terre,
De peur d'attrister ceux qui pleurent
Qu'il vient simplement, mon Bonheur !
L'heure n'est pas venue encore,
Déjà son infini sourire
Est sur mes lèvres ; dans mon coeur,
Déjà repose sa lumière.
Comme il vient à travers la plaine,
Silencieux, dans le matin ;
Il embaume l'air qui l'amène,
Il foule les fleurs du jardin ;
Il entre avec leur jeune haleine,
Et tout le soleil en est plein.
Mon Bonheur chantant au milieu
Des roses et des lys s'avance ;
Mon âme le cherchait au lieu
De se fleurir pour sa naissance,
Puisque pour l'entendre je n'eus
Qu'à l'écouter dans le silence,
Pour le voir qu'à baisser les yeux.
QUAND VIENT LE SOIR
Quand vient le soir,
Des cygnes noirs,
Ou des fées sombres,
Sortent des fleurs, des choses, de nous :
Ce sont nos ombres.
Elles avancent : le jour recule.
Elles vont dans le crépuscule,
D'un mouvement glissant et lent,
Elles s'assemblent, elles s'appellent,
Se cherchent sans bruit,
Et toutes ensemble,
De leurs petites ailes,
Font la grande nuit.
Mais l'Aube dans l'eau
S'éveille et prend son grand flambeau.
Puis elle monte,
En rêve, monte, et peu à peu,
Sur les ondes elle élève
Sa tête blonde,
Et ses yeux bleus.
Aussitôt, en fuite furtive,
Les ombres s'esquivent,
On ne sait où.
Est-ce dans l'eau ? Est-ce sous terre ?
Dans une fleur ? Dans une pierre ?
Est-ce dans nous ?
On ne sait pas. Leurs ailes closes
Enfin reposent.
Et c'est matin.
C’est le premier matin du monde.
[…]
Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j’ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les connaître.
Et Ève s’en alla, docile à son seigneur.
En son bosquet de roses,
Donnant à toutes choses
Une parole, un son de ses lèvres de fleur :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole....
Cependant le jour passe, et vague, comme à l’aube,
Au crépuscule, peu à peu,
L’Éden s’endort et se dérobe
Dans le silence d’un songe bleu.
La voix s’est tue, mais tout l’écoute encore,
Tout demeure en attente ;
Lorsque avec le lever de l’étoile du soir,
Ève chante.
Très doucement, et comme on prie,
Lents, extasiés, un à un,
Dans le silence, dans les parfums
Des fleurs assoupies.
Elle évoque les mots divins qu’elle a créés ;
Elle redit du son de sa bouche tremblante :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole...
Elle assemble devant Dieu
Ses premières paroles,
En sa première chanson.
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DE MON MYSTÉRIEUX VOYAGE
De mon mystérieux voyage
Je ne t'ai gardé qu'une image,
Et qu'une chanson, les voici :
Je ne t'apporte pas de roses,
Car je n'ai pas touché aux choses,
Elles aiment à vivre aussi.
Mais pour toi, de mes yeux ardents,
J'ai regardé dans l'air et l'onde,
Dans le feu clair et dans le vent,
Dans toutes les splendeurs du monde,
Afin d'apprendre à mieux te voir
Dans toutes les ombres du soir.
Afin d'apprendre à mieux t'entendre
J'ai mis l'oreille à tous les sons,
Ecouté toutes les chansons,
Tous les murmures, et la danse
De la clarté dans le silence.
Afin d'apprendre comme on touche
Ton sein qui frissonne ou ta bouche,
Comme en un rêve, j'ai posé
Sur l'eau qui brille, et la lumière,
Ma main légère, et mon baiser.