C’est le premier matin du monde.
[…]
Or Dieu lui dit : Va, fille humaine,
Et donne à tous les êtres
Que j’ai créés, une parole de tes lèvres,
Un son pour les connaître.
Et Ève s’en alla, docile à son seigneur.
En son bosquet de roses,
Donnant à toutes choses
Une parole, un son de ses lèvres de fleur :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole....
Cependant le jour passe, et vague, comme à l’aube,
Au crépuscule, peu à peu,
L’Éden s’endort et se dérobe
Dans le silence d’un songe bleu.
La voix s’est tue, mais tout l’écoute encore,
Tout demeure en attente ;
Lorsque avec le lever de l’étoile du soir,
Ève chante.
Très doucement, et comme on prie,
Lents, extasiés, un à un,
Dans le silence, dans les parfums
Des fleurs assoupies.
Elle évoque les mots divins qu’elle a créés ;
Elle redit du son de sa bouche tremblante :
Chose qui fuit, chose qui souffle, chose qui vole...
Elle assemble devant Dieu
Ses premières paroles,
En sa première chanson.
p.17-18-19
LA TENTATION
« Ferme-toi, cercle enchanté,
Ferme-toi, mur de clarté,
Enceinte de brume,
Porte de lune,
Ferme-toi, et garde-la.
Trace à trace, et pas à pas,
Fermons l’espace,
Et que ses anges n’entrent pas. »
Dans votre palais
Je suis enfermée.
Que me voulez-vous, petites fées ?
N’ai-je pour vous, près des fontaines,
Cueilli la verveine et le serpolet ?
« Nous avons froid. »
Voici mon souffle, voici mes doigts.
Êtes-vous réchauffées ?
Et que demandez-vous encore ?
« Ton âme,
Cette petite flamme d’or. »
La voici ; je vous la donne,
Et prenez mon cœur aussi.
« Nous avions froid, tu nous as réchauffées,
Nous avions faim, tu nous as rassasiées,
Et tu nous as donné ton âme.
Veux-tu, en échange,
Des robes couleur de l’arc-en-ciel,
Comme des ailes, des robes tissues
D’azur et de lune ? »
Non, je veux rester nue,
Comme les fleurs, et comme les anges.
« Nous te donnerons, si tu veux,
Les trésors futurs cachés sous la terre,
En des grottes obscures :
Ce sont les pierres.
Il en brille dans nos cheveux,
Comme des phalènes
D’azur et de feu. »
Non, je dédaigne les choses souterraines.
« Veux-tu des yeux qui soient comme l’aube
Dans l’obscurité ? »
Non, je cherche ce qui se dérobe
Dans la clarté.
« Veux-tu que nous te changions
En un oiseau, un papillon,
En une flamme,
En une fleur, en un rayon ? »
Donnez à mon Âme
D’être libre comme vous,
Comme les airs, comme le feu,
Qui souffle où il veut,
Et n’obéit pas même à Dieu.
« Qu’il soit accompli le vœu ingénu,
Le vœu adorable !
Fille humaine, sois libre,
Même de Dieu.
Dans l’invisible,
Nos chants et nos danses vont te suivre.
Trace à trace, et pas à pas,
Nous serons dans l’espace
Où tu seras.
Ouvre-toi, porte de lune.
Enceinte de brume,
Cercle enchanté,
Car voici que renaît l’odieuse lumière,
Que déjà sur la terre
Le coq a chanté. »
pp.99-103
CRÉPUSCULE
Une aube pâle emplit le ciel triste ; le Rêve,
Comme un grand voile d’or, de la terre se lève.
Avec l’âme des roses d’hier,
Lentement montent dans les airs
Comme des ailes étendues,
Comme des pieds nus et très doux,
Qui se séparent de la terre,
Dans le grand silence à genoux.
L’âme chantante d’Ève expire,
Elle s’éteint dans la clarté ;
Elle retourne en un sourire
À l’univers qu’elle a chanté.
Elle redevient l’âme obscure
Qui rêve, la voix qui murmure,
Le frisson des choses, le souffle flottant
Sur les eaux et sur les plaines,
Parmi les roses, et dans l’haleine
Divine du printemps.
En de vagues accords où se mêlent
Des battements d’ailes,
Des sons d’étoiles,
Des chutes de fleurs,
En l’universelle rumeur
Elle se fond, doucement, et s’achève,
La chanson d’Ève.
p.207-208
PREMIÈRES PAROLES
Qu’il vient doucement sur la terre,
De peur d’attrister ceux qui pleurent
Qu’il vient simplement, mon Bonheur !
L’heure n’est pas venue encore,
Déjà son infini sourire
Est sur mes lèvres ; dans mon cœur,
Déjà repose sa lumière.
Comme il vient à travers la plaine,
Silencieux, dans le matin ;
Il embaume l’air qui l’amène,
Il foule les fleurs du jardin ;
Il entre avec leur jeune haleine,
Et tout le soleil en est plein.
Mon Bonheur chantant au milieu
Des roses et des lys s’avance ;
Mon âme le cherchait au lieu
De se fleurir pour sa naissance,
Puisque pour l’entendre je n’eus
Qu’à l’écouter dans le silence,
Pour le voir qu’à baisser les yeux.
p.45-46
LA TENTATION
« Nous voici. Dans le ciel naît l’aurore nouvelle,
La mort s’efface, Enfant, et le malheur n’est plus,
À travers les airs bleus, de l’éclair de nos ailes,
En foule auprès de toi nous voici revenus.
Regarde, Ève divine, écarte tes mains pâles
De ton visage plus doux que l’aurore, vois,
Nous nous tenons comme une troupe triomphale,
Debout dans la lumière entre la Mort et toi.
La porte de l’exil du Paradis est close ;
Sur elle et sur son seuil, il flotte doucement
Un voile d’ailes blanches et de blanches roses ;
Tout l’air n’est qu’un parfum et la brise qu’un chant.
De cet oubli d’une heure il n’est rien qui s’étonne.
L’âme la plus heureuse est si lasse parfois !
Reviens. L’erreur était humaine ; Dieu pardonne.
Le Paradis entier t’attend comme autrefois.
En ton absence tout a gardé l’attitude
De l’immortel instant divin où tu passas ;
Tout rêve encor, les eaux, les bois, la solitude,
Le beau rêve que ta présence lui laissa.
C’est une amère paix que l’éternel silence,
Le sombre sommeil donne aux yeux à jamais clos ;
Chants et silence, ici, s’enlacent et la Danse
S’appuie, agile et blanche, au souriant Repos.
Et c’est la vie ! Elle est la volupté suprême
Du Paradis ; la terre en fleur où elle choit,
Se désaltère en elle, et le Rêve lui-même
À sa fontaine tend sa coupe d’or et boit.
Mais tu lèves les yeux et souris. Nos paroles
Vont se taire devant ta plus simple chanson,
Car revoici l’Éden. Dans les airs déjà vole
Le souffle qui l’annonce et son divin frisson. »
p.145-146-147
Ma sœur la pluie, Charles Van Lerberghe (extrait)
dit par Nathalie Nerval