Louis-Michel Cluzeau

Dix ans plus tard, le monde entrait par effraction consentie dans les foyers paisibles à travers une invention merveilleuse que chacun voulait posséder : la télévision. Voir tous les malheurs du monde et connaître toute la bêtise des hommes remplacerait-il le délicieux ennui et l'exquise monotonie des existences provinciales ? se demandait encore Alfred.
Il hochait la tête quand les sots exultaient :
- Une nouvelle ère s'ouvre, tout change et en mieux...
Il se doutait bien, lui, que la bagnole et la télé allaient tuer la pêche aux écrevisses, le cinéma du samedi soir, la joie de voir pousser ses légumes et grandir ses arbres, la chasse au gibier de tout poil et les retours bredouille, les plaisirs de l'amitié et de l'amour... bref, la vraie vie.

- Te voilà enfin, sac à vin, ivrogne, pochetron, pochard, poivrot, soûlard...
Germaine était intarissable, et incommensurable son catalogue de gracieusetés. Elle vociférait sous le nez de Léon, soudain muet.
Ils formaient un couple uni. Vingt ans de silence prudent pour l'un, d'invectives hargneuses pour l'autre avaient tissé des liens indestructibles.

La veille de la réception, leur fils était revenu à Marsac sur la moto que lui avait offerte sa grand-mère pour ses dix-huit ans : une Triumph 500 cm3. Un magnifique engin qui récompensait, sans doute, son exclusion du douzième établissement privé dont il avait empoisonné l'atmosphère depuis quatre ans. Ce n'était pas qu'il fût bête, au contraire, mais il ne supportait aucune autorité, aucune contrainte, aucune discipline. Son dernier exploit avait consisté à transporter la vierge polychrome de la chapelle, une statue de 1.50 m de haut, dans le lit du supérieur. Lequel n'avait pas goûté la plaisanterie.