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Citation de SZRAMOWO


J’étudie la vie de Bach aussi. C’est une vie impénétrable, on ne sait presque rien de lui, si ce n’est qu’il a été habité par une extravagante puissance vitale capable d’absorber toutes les épreuves et tous les chagrins. Quand on suit les méandres de son existence, attiré par le magnétisme d’un trou noir, on atteint vite les abords d’un immense cimetière. En effet, dans le royaume de Thuringe du XVIIIe siècle, la vie c’est la loterie. Certains survivent, d’autres pas. Quoi qu’il arrive, ça n’arrête jamais de mourir autour de vous. Dans une lettre à un ami lointain, il parle de sa famille : « Je me suis remarié, ma première femme étant morte à Köthen. De mon premier mariage, trois fils et une fille sont encore en vie, vous les avez vus jadis à Weimar et vous daignerez peut-être vous en souvenir. De mon second mariage, sont encore en vie un fils et deux filles. » On parle des vivants comme de ceux qui ne sont pas encore morts, ou comme les rescapés d’une catastrophe. Sur les vingt enfants que Bach a eus avec ses deux femmes, neuf seulement auront survécu. Les mères ont affronté la mort de onze de leurs enfants. Régularité de la douleur, persistance rétinienne du cercueil. Il y a les étoiles filantes, qu’on n’a même pas eu le temps d’aimer : apparus à peine quelques instants en pleine lumière, ils regagnent précipitamment l’ombre, le néant protecteur. Et ceux avec qui on a vécu, qu’on a appris à connaître… Qui sont morts à cinq ans…L’enfance de Bach est riche de ce genre d’infortunes. Juste après sa naissance, son frère de dix ans décède. L’année suivante, c’est au tour de sa sœur, qui avait six ans. Un autre frère meurt à dix-huit ans, quand lui-même n’en a que six. Il a neuf ans lorsque sa mère Elisabeth disparaît. Son père, Johann Ambrosius Bach, quel nom splendide, se remarie six mois plus tard avec Barbara qui était déjà une double veuve. Il meurt trois mois après son mariage, laissant donc une triple veuve et Johann Sebastian orphelin, à dix ans. Il y a le flux de la mort, qui ne s’arrête jamais, et celui de la vie, de la création, de l’enfantement, qui ne cesse jamais non plus. Avec un cadre solide pour contenir tout débordement, toute folie. Une religion, une hiérarchie, des rites, un commerce, tout est en ordre, tout est carré. La famille Bach est une corporation de musiciens depuis plus d’un siècle. Tout le monde est musicien, l’a été ou le sera, la question ne se pose pas. Si tu t’appelles Bach quelque chose, tu trouves forcément du travail dans le coin, parce qu’on sait que tu es compétent et qu’il y a toujours un proche qui peut t’introduire quelque part. Quand tu es adolescent, tu pars loin de chez toi pour te former comme apprenti chez les oncles, les cousins, les frères. Ce sont tous de grands organistes, responsables de plusieurs églises. Ils sont compositeurs et surtout improvisateurs, c’est-à-dire qu’ils sont libres dans la musique, sans barrières mentales, dans le feu de la création. Après la mort de son père, lorsque Johann Sebastian arrive chez son grand frère qui va le former, il découvre une bibliothèque remplie de partitions copiées à la main. Il n’a pas le droit de s’en approcher, il est trop jeune. Il y a là tous les grands maîtres de l’époque, les Italiens, les Français et les Allemands. Bach, la nuit, y dérobe des manuscrits pour les recopier en cachette. Il n’a déjà plus besoin de jouer pour entendre les sons, il lui suffit de parcourir les portées, à la lueur d’une chandelle incertaine, pour comprendre les trouvailles magnifiques, pour jouir des mathématiques enchanteresses. Quand son frère découvre le stratagème, il oblige l’enfant de douze ans à détruire ce qu’il a déjà transcrit, depuis de longs mois, lors de ces séances nocturnes et fiévreuses. C’est une matière rare, incandescente, sacrée, qu’on doit vénérer et respecter. On lui défend formellement d’approcher la bibliothèque. Mais le mal est fait, l’enfant a déjà imprimé en lui les formules harmoniques des alchimistes sonores. Il y a un sublime cerveau collectif qui ne cesse jamais de chanter, la certitude que la musique coule dans le sang, une confiance souterraine et absolue dans le pouvoir des sons. C’est une langue complexe qu’on maîtrise dès le plus jeune âge, une force qu’on ne peut contenir.
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