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Citation de EtienneBernardLivres


Quant à Sosie, c’est une autre animal. J’ignore à quel propos il s’est entiché de moi, de mes façons, de mes habitudes, de mon dire, de ma mise ; mais depuis cet instant fatal j’ai, par le monde, un insupportable alter ego qui me rend très honteux de ce que je suis ; un portrait justement assez ressemblant pour me dégoûter de l’original.

Or, cet original, s’il vous plaît, c’est moi-même, qui jusqu’à présent m’étais assez bien accommodé de mon individualité.
A défaut d’autre mérite, elle avait celui d’être unique.
Maintenant que je marche sur quatre jambes, divisé en deux moitiés, d’apparence fort ressemblantes, et dont l’une au moins est parfaitement ridicule, - je me donnerais à 50% de perte.
J’y gagnerais encore, sur ma parole, on ne saurait croire en effet tout ce que j’ai perdu depuis que Sosie s’est mis à marcher dans mon chemin. Récapitulons un peu, s’il vous plaît.

Au physique, d’abord, le changement est notable, l’avarie énorme.
Ma mise a changé, cela va sans dire.
Traqué de tailleur en tailleur par ce bizarre maniaque, je le vois s’emparer impitoyablement de mes idées de toilette ; en se les appropriant, m’interdire mes étoffes favorites ; me donner chasse jusque dans la coupe de mes cheveux, dans les touffes ordonnées de ma barbe, dans le noeud de ma cravate : accessoires essentiels dont il me force par conséquent à modifier chaque jour la perfection, malgré que j’en aie, et contrairement à mes instincts.

Il ma ôté le son de ma voix qu’il paradait, et mon accent dont il exagérait la façon grotesque le caressant et gracieux lambdacisme.
Je suis privé de certains airs penchés - qui m’allaient (je dois le dire), à merveille, par l’habitude qu’il a prise de se frotter constamment l’oreille contre l’épaule droite.

Mes moyens de succès s’en vont ainsi l’un après l’autre. Un pauvre petit juron m’était resté, fort plaisant et très goûté dans le monde cérémonieux où je l’avais naturalisé à grand peine : - ce Sosie ne l’a-t-il pas profané l’autre jour ? Voilà mon mot démonétisé.

Au moral, je suis dénué désormais de cet aplomb, de cette confiance, de cette sécurité, naturels à un galant homme qui s’est jamais entendu déraisonner.

Grâce à mon Sosie, j’ai eu vingt fois ce cruel chagrin : je l’ai vu se posant de trois quarts, le coude sur la cheminée (une attitude charmante dont avant lui j’avais le monopole) ; je l’ai vu disais-je, déblatérer contre les partisans de l’égalité parce que jeu suis noble de race, et s’extasier sur le mérite d’un ministre impopulaire parce qu’il me suppose « tory » (membre du parti conservateur)
C’était une vraie pitié que de retrouver sur ses lèvres les formules nonchalantes que j’ai appliquées avec tant de succès à l’énoncé des plus étourdissants paradoxes. Aussi me disais-je à chaque instant avec le sentiment d’une mortelle inquiétude :

Serait-il possible que j’eusse été quelquefois aussi niais, aussi gourmé aussi lourd et d’aussi mauvais goût que ce monsieur l’est maintenant ?

Hélas ! On n’est sûr de rien ici-bas, et ce n’est pas à soi-même qu’il faut adresser de pareilles questions.

Je dois m’attendre à ce que le doute qu’elles exprimaient ne sera jamais complètement dissipé.
Ce doute me rend timide et gauche ; il m’humilie ; il me transforme en dépit de moi-même.
Je ne suis plus ce que j’étais ; je ne suis pas encore ce que je pourrais devenir.
Cet état transitoire est insupportable, et me donne l’air d’un de ces pauvres garçons édentés, à voix équivoque, déjà maigres et pas encore élancés, qui flottent indécis entre l’enfance dont ils n’ont plus la grâce et l’adolescence dont ils attendent la beauté. Je redeviens lycéen.

Et par surcroît, savez-vous ce qui m’arrive ?
C’est que le monde, observateur très fin, mais très superficiel cependant, et qui ne possède pas toujours l’art de vérifier les dates, fait maintenant entre Sosie et moi une confusion, qui passez-moi le mot, tourne à la mienne.
Il ne sait plus de nous deux quel est le type et quel est l’imitateur de l’autre, quel est le modèle et le portrait - le corps et l’ombre.

Les esprits d’élite font bien la différence et se moquent de Sosie, qui n’atteindra jamais, disent-ils, l’exquise désinvolture après laquelle il court ; mais les sots, autant vaut dire le grand nombre, supposent que c’est moi le copiste servile.

Ils remarquent fort bien « Faustus achète ses chevaux chez le maquignon de Sosie »
- ou « Vous voyez cet habit que porte Sosie… gageons qu’avant 8 jours Faustus en a un pareil »
ou encore « comment fera Faustus si jamais Sosie devient plus riche que lui ? À coup sûr le pauvre diable se ruinera pour soutenir la gageure. »

N’est-ce pas à se casser la tête contre les murs ?
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