À travers ce regard, je vois l’intégrité de la personne que rien n’a brisée. C’est un miroir qui ouvre sur ses pensées intérieures et ses souffrances.
Je reconnais en lui quelque chose que j’ai perçu dès notre première rencontre et qui brûle toujours dans son regard avec une vigueur presque incandescente.
Quelque chose qui diffère du sang qui coule dans ses veines et des exemples impressionnants d’une histoire familiale exemplaire.
C’est une forme de rigueur, de force. Une lucidité incisive qui tranche dans le chaos et va directement au cœur des choses. L’étincelle était déjà présente le premier jour et je la vois encore, tant il refuse de renoncer.
Il y a un avant et un après. Un jour, en un éclair, une vie se termine et une autre commence. Sans même qu’on ait le temps de comprendre ce qui se passe, tout a basculé. Un tsunami. On ne s’en rend pas compte, au début.
On ne sait pas ce que la vie est devenue. La relation à soi, à sa vie, est si puissante que l’on ne peut envisager une telle fracture. Une crevasse sismique qui tranche la vie en deux. L’esprit a besoin de temps pour rattraper le flot inexorable du bouleversement. Lorsqu’il en est enfin capable, votre vie a déjà dérivé hors de portée, et les portes se sont refermées sur celui que vous croyiez être. En un clin d’œil, vous vous retrouvez là où vous n’aviez aucun désir d’aller, vous êtes une personne que vous ne reconnaissez même pas, transformée au-delà de l’imaginable. L’avant et l’après. Le point de non-retour.
Il était totalement paralysé et nécessitait une assistance respiratoire. En dehors des paupières qu’il pouvait encore ouvrir et fermer, plus aucun muscle n’obéissait aux ordres du cerveau. Cet homme charmant, vif et plein d’humour était désormais incontinent, condamné à l’immobilité, incapable de parler, de manger, de boire ou de respirer seul. Comme si cela ne suffisait pas, son esprit, ses sens, sa lucidité restaient intacts. Emmuré dans la tombe d’un corps sain par ailleurs, il était parfaitement conscient de la situation et en saisissait toute l’horreur. La médecine parle de « syndrome d’enfermement ». En fait, c’était comme si on l’avait enterré vivant.
Il est peut-être en état d’hibernation, en pilote automatique, mais son corps n’a pas jeté l’éponge. La nature poursuit son œuvre. C’est un signe. Au fond de lui, la vie n’a pas renoncé. Mon obstination me dit que la chaleur de sa main et la barbe de son visage sont les gages de sa résistance. Je me dis que la bataille continue en lui, que cette immobilité apparente cache l’ardeur du combat.
Je prends conscience de l’inconfort qui me ronge la poitrine. Je recule de quelques centimètres et vois son visage sous un angle différent. Je me rends compte que, sans le vouloir, j’ai ralenti le rythme de ma respiration pour le synchroniser avec celui de la machine.
Malgré le sens de la discipline qui lui coulait dans les veines, Hasso était chaleureux, généreux et surtout très drôle. Il aimait rire et faire rire les autres. Avec son éducation parfaite et son port altier, il dégageait un charme particulier qui contrastait avec sa personnalité décontractée de bon vivant. Il aimait le rock et le heavy metal, mais baisait la main d’une dame qu’on lui présentait. Il portait des jeans et des blousons de cuir, mais se sentait tout aussi à l’aise en smoking ou en costume sur mesure. Il ne possédait aucune fortune, mais agissait toujours avec le sens de l’histoire et de l’honneur.
La dure réalité de ma vie, semblable à celle du Masque de fer, m’attendait au tournant. Mais à ce moment-là, j’étais encore incapable d’y croire. C’était trop épouvantable pour que je puisse seulement l’envisager.
Malgré les jours qui s’écoulaient, j’étais toujours dans un état d’hibernation. Contrairement aux autres patients qui avaient quitté l’unité, j’étais toujours en soins intensifs. J’étais dévoré d’angoisse.
Personne ne semble éveillé, mais je ne sais pas si le sommeil est le réconfort naturel de l’épuisement ou la conséquence d’un coma provoqué.
Les meilleures idées sont souvent les plus simples.