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Citation de Partemps


 L'Infini
ÂME, MUSIQUE ET APOCALYPSE
CHEZ CÉLINE


Hors la musique tout croule et rampe.
Céline

Le fond d’un homme est immuable. L’âme n’est chaude que de son mystère.
Céline


Naguère gisait une terre qui sans être plus grand-chose était encore chose. L’intelligence y fleurissait à titre d’exception mais y fleurissait tout de même, nonobstant qu’on y eût occis par raide errance les conditions d’émergence du grand écrivain. Il y avait des auteurs, certaines personnes les lisaient, d’autres écrivaient sur eux, et parfois fort bien. C’était avant que le rienisme n’élût officine dans les cervelles qui en avaient fait le gavé protecteur de leur paresseuse avidité. En France, « cette nation femelle, toujours bonne à tourner morue », en France, puisque c’est de cette ancienne nation intellectuelle qu’il est question, il y eut Céline, et il y eut aussi les rares lecteurs gui, comme Dominique de Roux, firent honneur à leur patrie de langue en reconnaissant l’œuvre entier de l’immense écrivain et en lui consacrant un double volume d’études.

Peut-on faire porter à Céline les sirupeuses hargnes d’un pays qui ne s’aime ni ne se comprend, et qui a fait méthodique profession de passer à côté de soi-même ? Laissera-t-on libre enfin de toute cette confortable ignorance ce seigneur de nos écrivains, libre de manifester quel propre génie s’est exprimé en son œuvre, complexe ? C’est ce que tentèrent à leur mesure, c’est-à-dire en temps réel, les contributeurs du Cahier de L’Herne dirigé par de Roux. Avec l’exemple de cet état d’esprit, laissons nous aussi Céline échapper aux âneries stridemment jaculées par aucunes bouches dont le conformisme béat vis-à-vis de tout ce qui se pense aujourd’hui laisse amplement supposer qu’elles eussent en temps voulu chanté les louanges des régimes liberticides pour peu qu’ils régnassent - ce que Céline ne fit guère. Les Français sont « bons comme l’aloyau, dans la boutique conformiste », prévenait l’écrivain. Disons donc plutôt le fond inconnu, musical, spiritualiste, d’une œuvre grande qui cache sa subtilité et son raffinement derrière les apparences d’une ahurie grossièreté.
Céline oppose une civilisation qui « élève, qui crée des hommes ailés, des âmes qui dansent » à la « fabrique des rampants qui s’intéressent plus qu’à quatre pattes, de bouftiffes en égouts secrets, de boîtes à ordures en eaux grasses » ; il oppose « la musique, l’enchantement, la gaîté, la fontaine des plus hautes féeries » à « la grouillerie des brutes d’achat ». Il a su se laisser voir l’âge d’une civilisation morte, cet âge toujours déjà trop vieux car voué depuis toujours à la médiocrité, l’âge public, sans pudeur, l’âge sans finesse et sans légèreté, l’âge publicitaire, l’âge où « le cul est la petite mine d’or du pauvre », l’âge sans art véritable ni véridique, l’âge de la« colique des sensations », des « cent mille mensonges radoteux », l’âge naissant vieux, l’âge naissant menaçant, et qui n’a « plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie ». Une ère d’apocalypse s’ouvre, mais « la vérité personne n’en veut ». « Nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur. Les cieux nous vomissent. Nous périssons d’arrière-boutique ».

Nous parvenons simplement au terme du processus révolutionnaire, à la fin de l’illusion démocratique, l’ère où l’immanentisme triomphe tout en se vomissant : « Apôtres du mieux-vivre, la meute va vous bouffer, vous d’abord. Vous êtes au bout de votre rouleau des promesses. 150 années de paroles ! Vous n’y couperez pas. Il ne reste plus rien de chiable dans votre boutique que vous-mêmes. Vous qui pendant 150 ans n’avez cessé de lyriser la mécanique, les droits du peuple, la muflerie, la matière, l’arrivisme et la merde, vous allez être servis merveilleusement ! Vous vous êtes promis aux chiots révolutionnaires vous-mêmes. Exorbités, aberrants, pontifiants, cafouilleux cancres vous avez commis au départ l’erreur capitale, inexpiable, vous avez misé sur la tripe. La tripe c’est toujours une erreur de la porter au pavois. Toutes les dialectiques sophistiqueries matérialistes ne sont que tout autant de gaffes grossières, apologies tarabiscotées de la merde, très maladroites. Rien qui délivre, qui allègre, rien qui fasse danser l’homme. Vous ne verrez jamais que les êtres de pire bassesse, les voués, les maniaques intestinaux, les mufles essentiels, les hargneux boulimiques, les éperdus digestifs, les pleins de ripailles, les fronts écrasés, les bas de plafond, s’éprendre de tous ces programmes utilitaires forcenés, même travestis "humanitaires". Gageure stupide d’attendre la panacée, la civilisation rédemptrice des pires hantés coecum, des plus prometteurs recordmen du plus gros étron. [ ... ] Vous n’avez fait danser personne ! Vous êtes incapables ! funestes ! impossibles ! Vous excédez la terre entière avec vos fausses notes ! Vous êtes mauvais à en périr ! Et vous périrez ! On va vous engouffrer aussi. La masse va vous tourner en merde, votre masse chérie. » Qu’à l’écoute de ces lignes violentes l’on cesse de jouer à l’outré bégueule, et que l’on n’invoque point, comme on l’aime tant, alors que tant vivent en disant quotidiennement bien pis et en concevant intimement Maxence Caron l’innommable, que l’on n’invoque point l’irrévérence de la forme pour se donner prétexte à ne pas parler du fond, le fond incontestable de cette tirade célinienne qui nous parle d’une civilisation écrasée de nullité, pleine d’une humanité réduite à l’enfer et à la violence intestine, une décivilisation qui se retourne finalement contre le système qui l’a fait naître.

Mais pour qu’une telle permanente insurrection interne soit autre chose que la répétition du néant, pour échapper à la destruction contre laquelle une érucrante dénonciation ne suffit aucunement, encore faut-il spiritualiser l’homme et lui faire découvrir la présence de son âme, sa musique : « Lorsque l’homme divinise la matière il se tue. Les masses déspiritualisées, dépoétisées sont maudites. » Pour Céline la civilisation moderne est vouée au diabolique, elle braque l’homme sur la matière : « la passion de nos jours, la férocité folklorique ! Plus rien pour le Ciel ! tout au sol ! », écrit l’auteur de Féerie pour une autre fois, et l’auteur de Mea culpa sait gré à l’Église et à ses Pères, « qui se miroitaient pas d’illusions ! », d’avoir pendant des siècles préservé l’homme de ce destin morbide auquel le promettent les idéaux d’une soi-disant modernité : depuis la victoire de la défaite de l’homme en 1789, l’homme est « tout fou d’orgueil dilaté par la mécanique, hagard, saturé, ivrogne d’alcool, de gazoline, défiant, prétentieux, éberlué, démesuré, irrémédiable, mouton et taureau mélangé », et « tout ce qui aide à fourvoyer la masse abrutie par les louanges est bienvenue ». Mais, « le fond d’un homme est immuable. L’âme n’est chaude que de son mystère ». L’œuvre de Céline est ainsi construite comme un éloge de ce qu’on doit à l’intériorité vigilante : « y a pas que les sirènes des toits, y a celles du dedans, qui ne font aucun bruit, qui vous tiennent bien réveillé ». Rendre à l’homme conscience de son esprit passe par la désimmanence. « Partout où on obnubile l’homme pour en faire un aide-matériel, un pompeur à bénéfices, tout de suite c’est l’enfer qui commence », nous dit l’écrivain. Faire plonger le spirituel dans l’immanence, c’est produire l’infernal. Il s’agit donc de combattre ce mouvement par une résistance précisément spirituelle, car la conservation de l’existence passe ici par le spirituel, et le spirituel par la résistance, qui se déploie de deux façons, l’indifférence et l’exécration, les deux faces de l’univers célinien, de sa tonalité. Il faut défendre son âme, et cela ne va pas sans une virulence qui lui permet de conquérir les régions dansantes en qui elle puise simultanément la possibilité d’inonder le monde d’un style dont la musique est, comme celle des romans céliniens d’après 1945, totalement lumineuse et sautillante, lointaine, indépendante, parallèlement aux horreurs décrites qu’elle désigne sans toucher. « Tout de même, disait déjà l’auteur du Voyage, j’ai défendu mon âme jusqu’à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j’en suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres. » Exécrer en musique produit l’espace de sonorité d’une musique qui montre la région où l’âme vit en son élément propre.

Et en effet, chez Céline, il faut une âme pour exécrer, une âme aux dimensions inconnues : les siennes, précisément. C’est de cette dimension que vient la vocation de l’homme, vocation que révèlent les harmonies rémanentes à même une certaine expansion du dégoût, la nausée symphonique dont reproduire la beauté fera défaut à toute une génération de loués littératisants à qui manquera la puissance d’un style célinien insurpassable à force de rigueur et d’associations libres. Les écrivains qui succédèrent clamoreusement à la veine ouverte par Céline et qui, comme le malencontreusement estimé Sartre, s’onanisent au spectacle des bassesses, n’ont jamais su comprendre - c’est ce qui fait de l’athéisme un perpétuel malentendu, pour ne pas dire une faute de goût - que la fange n’est visible qu’à celui dont l’âme occupe une position de surplomb. Le spectacle de la misère n’apparaît qu’à l’âme baignée d’antéprédicative grandeur. Celui qui ne garde de ce binôme que la misère en est amoureux ou y réalise ses ambitions. Céline ne fut évidemment ni un cacophile ni un vaniteux : il aimait une finesse supérieure dont il constatait la disparition, il aimait « ces filigranes de joliesse ... que personne maintenant ne comprend plus ! », il fuyait les partis, les coteries, il n’avait aucune ambition littéraire mais une préoccupation supérieure. Et, en ce qui n’est pas la marque d’une quelconque coquetterie mais le témoignage de cet humour en qui se loge cette préoccupation supérieure, il affirmait écrire pour se nourrir.
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