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Citations de L`Infini (68)


François Meyronnis

Ce que nous remettons en cause, c’est la croyance sexuelle. Houellebecq, par exemple, piège son public en exploitant cette croyance. Tout le monde hallucine l’emprise sexuelle comme la réalité la plus intime, et ce n’est qu’un mirage : une croyance fondée sur un tour de passe-passe psychique. Un envoûtement, en somme. La capacité à résister à un tel envoûtement donne la mesure de la liberté spirituelle d’un individu.

La « sexualité », au sens où on l’entend actuellement, remonte-t-elle à la plus haute Antiquité ? Eh bien, non. Elle ne remonte pas plus haut que le XIXe siècle, comme Michel Foucault l’a établi il y a trente ans. N’est-elle pas en train de devenir un obstacle à l’amour ? L’industrie pornographique n’exhibe-t-elle pas le lien entre compulsion sexuelle et compulsion de meurtre ? Ces questions nous semblent de véritables questions politiques. Elles demandent de nouveaux développements dans la pensée et dans la compréhension.

Sans doute faudrait-il en finir avec le « sexe » comme dogme, avec cet enkystement d’Éros dans le corps anatomique envisagé comme organisme.

Sur ce plan, la littérature peut faire quelque chose - pas seulement décrire, mais agir.

La question de l’érotisme ne peut être entièrement dissociée de celle de l’amour. La spectacularisation du « sexe » permet d’oblitérer l’amour, ou de le cantonner dans la sentimentalité bébête. L’accueil fait aux romans de Houellebecq a ici valeur de symptôme. Il y a tellement peu d’amour, et cette absence engendre un tel désarroi - une telle tristesse - que le tableau délétère de cette sous-existence s’impose comme le produit éditorial par excellence.

Ce n’est pas chez Houellebecq que l’on trouvera la phrase de réveil. Cependant le mouvement qui nous lance à la poursuite de cette phrase, peut-être est-ce lui qui nous amène à reprendre la question de l’amour. D’une certaine façon, nous devons remettre en cause la théorie sexuelle de Freud.

À son époque, elle était fondée. Freud y tenait pour faire barrage, disait-il à Jung, à la marée noire de l’occultisme.

Il avait raison. Mais nous n’en sommes plus là. Les verrous sautent, les uns après les autres. Il est temps, sans doute, de renoncer à cette théorie sexuelle pour une érotique. Une érotique qui soit simultanément une poétique.
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François Meyronnis

Le corps amoureux n’est pas le même que le corps anatomique. Depuis qu’André Vésale a fait surgir, au XVIe siècle, le corps anatomique, celui-ci obnubile les cerveaux européens. C’est surtout vrai, comme le montre Foucault, à partir du XIXe siècle.


Depuis cette époque, il devient presque impossible de lui échapper. Et dès que l’on rabat le corps amoureux sur le corps disséqué, il en résulte une sorte de lourdeur asphyxiante. L’« amoureuse humeur », comme dirait Aragon, est subordonnée à la physiologie animale, au sens le plus étroit du terme.

On croit évident de toute éternité que l’on fait l’amour avec le corps né pour mourir, avec le corps de la vie-mort biologique. Mais ce n’est pas si sûr. La tradition chinoise et la tradition indienne, par exemple, voient les choses autrement. D’après ces traditions, un corps subtil double et redouble le corps matériel. Et sans être initié à lui, pas d’érotique. Cela induit un autre commerce avec le corps, beaucoup plus détendu, beaucoup plus léger. Ah, vraiment, l’Occidental gagnerait à ne pas être enfermé dans ses préjugés anatomiques ! S’identifier à une viande qui agonise, quelle prémisse désastreuse ! Cela aboutit à confondre la jouissance avec le plaisir d’organe, avec pour résultat la frustration. Quelle misère ! Vite, un peu de Chine ! Un peu d’Inde ... Un peu de raffinement, de civilisation ... La grande tradition courtoise, qui se prolonge très tard, jusqu’au XVIIIe siècle, avec le libertinage qui la renverse, cette tradition occidentale de l’amour n’avait pourtant rien de rustre. Mais elle est si loin, aujourd’hui. Aussi exotique, au fond, que l’art érotique des Chinois, ou celui des Indiens. L’Occident a gâté le jeu de l’amour, par le triomphe de la science. Contrairement à ce que raconte la propagande, lorsque la science prend la place de la religion chrétienne, Éros s’étiole.
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Claudel est d’abord pour moi quelqu’un qui a écrit ce qui suit : « Le Paradis est autour de nous à cette heure même avec toutes ses forêts attentives comme un grand orchestre invisiblement qui adore et qui supplie, Toute cette invention de l’Univers avec ses notes vertigineusement dans l’abîme une par une où le prodige de nos dimensions est écrit. »

"LE PORC

Je peindrai ici l’image du Porc.

C’est une bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’oeil. Amateur profond, bien que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamental : la terre, l’ordure.
Gourmand, paillard ! si je vous présente ce modèle, avouez-le : quelque chose manque à votre satisfaction. Ni le corps ne se suffit à lui-même, ni la doctrine qu’il nous enseigne n’est vaine. « N’applique point à la vérité l’oeil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-même. » Le bonheur est notre devoir et notre patrimoine. Une certaine possession, parfaite est donnée.
- Mais telle que celle qui fournit à Énée des présages, la rencontre d’une truie me paraît toujours augurale, un emblème politique. Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au travers de la pluie, et quand elle se couche, donnant à boire au bataillon de marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me paraît l’image même de ces monts que traient les grappes de villages attachés à leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
Je n’omets pas que le sang de cochon sert à fixer l’or."

Paul Claudel, Connaissance de l’Est (1900).

La première chose qui me frappe, c’est que sans Claudel nous n’aurions pas en français le traitement de l’énergie liturgique. L’insurrection de Claudel, ce qu’il appelle, lui, sa conversion, c’est tout simplement l’irruption du rythme au milieu de la littéralisation, de l’aplatissement philosophique et positiviste. Ce qu’il appelle sa conversion n’est rien d’autre que sa révolte physique, physiologique, par rapport à l’oppression scientiste et sirupeuse de la prose de son temps... On s’est moqué de l’aspect bougonnant et porcin de Claudel en oubliant que dans son apologie du porc (Connaissance de l’Est), il a voulu recharger la notion même de sacrifice. Il s’est dévoué, comme un porc qu’il était, à la grandeur du rythme. Quand Claudel, par exemple, s’exclame : « Salut grande nuit de la Foi, infaillible cité astronomique, c’est la nuit et non le brouillard qui est la patrie d’un catholique... », on pourrait trouver que ça a un petit côté tambour et trompette comme couplet. Mais c’est qu’il reprend la rhétorique militaire pour faire l’apologie d’un souffle nerveux et nocturne qui jusqu’à lui n’avait pas droit d’expression. Il se bat. C’est normal. Il n’y a qu’à regarder ce qui s’est passé depuis Claudel. Au moment où il écrit, vous voyez très bien la situation : mort du rythme/ Mallarmé vient de disparaître dans la Voie lactée... Au moment où nous parlons [mars 1983], c’est assez différent et tout se passe comme si en un siècle le point de vue de Claudel sur le martèlement des organes était devenu le symptôme numéro 1. Au point que chacun serait obligé de faire sa maladie ganglionnaire, péniblement sexiforme, quant à Claudel. Il est amusant de penser qu’il est au coeur même de ces préoccupations et qu’il en soit si peu question. Tout le monde y pense, tout le monde s’y réfère, tout le monde se situe par rapport à lui, tout le monde lutte contre lui, et personne n’en parle. Le protestantisme a gagné, mais dans quel état ! Puritanisme et inhibition d’un côté ; chiottes de l’autre.
Déjà, et très loin de nous, l’histoire de la N.R.F... Le fait de savoir si Claudel avait raison ou tort de se formaliser que Gide aille au corydonisme... Cette affaire est tranchée dans le bon sens, c’est-à-dire dans l’invasion corydonienne multilatérale et, grâce au ciel !, l’interdiction de Claudel n’a pas été écoutée. Claudel, comme père, n’a pas arrêté de se faire marcher sur les pieds, et tout le monde a passé outre à ses interdits, c’est son rôle. Le seul ennui, c’est qu’à s’imaginer qu’on a raison contre le père, on ne va pas forcément à autre chose qu’à la dissolution en magma. Claudel a tort, soit, mais il tient debout dans sa connerie principale. Et le corydonisme, à force de saturer l’atmosphère nous embête encore plus que la connerie de Claudel.
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Claudel est d’abord pour moi quelqu’un qui a écrit ce qui suit : « Le Paradis est autour de nous à cette heure même avec toutes ses forêts attentives comme un grand orchestre invisiblement qui adore et qui supplie, Toute cette invention de l’Univers avec ses notes vertigineusement dans l’abîme une par une où le prodige de nos dimensions est écrit. »

"LE PORC

Je peindrai ici l’image du Porc.

C’est une bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’oeil. Amateur profond, bien que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamental : la terre, l’ordure.
Gourmand, paillard ! si je vous présente ce modèle, avouez-le : quelque chose manque à votre satisfaction. Ni le corps ne se suffit à lui-même, ni la doctrine qu’il nous enseigne n’est vaine. « N’applique point à la vérité l’oeil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-même. » Le bonheur est notre devoir et notre patrimoine. Une certaine possession, parfaite est donnée.
- Mais telle que celle qui fournit à Énée des présages, la rencontre d’une truie me paraît toujours augurale, un emblème politique. Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au travers de la pluie, et quand elle se couche, donnant à boire au bataillon de marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me paraît l’image même de ces monts que traient les grappes de villages attachés à leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
Je n’omets pas que le sang de cochon sert à fixer l’or."
Paul Claudel, Connaissance de l’Est (1900).

La première chose qui me frappe, c’est que sans Claudel nous n’aurions pas en français le traitement de l’énergie liturgique. L’insurrection de Claudel, ce qu’il appelle, lui, sa conversion, c’est tout simplement l’irruption du rythme au milieu de la littéralisation, de l’aplatissement philosophique et positiviste. Ce qu’il appelle sa conversion n’est rien d’autre que sa révolte physique, physiologique, par rapport à l’oppression scientiste et sirupeuse de la prose de son temps... On s’est moqué de l’aspect bougonnant et porcin de Claudel en oubliant que dans son apologie du porc (Connaissance de l’Est), il a voulu recharger la notion même de sacrifice. Il s’est dévoué, comme un porc qu’il était, à la grandeur du rythme. Quand Claudel, par exemple, s’exclame : « Salut grande nuit de la Foi, infaillible cité astronomique, c’est la nuit et non le brouillard qui est la patrie d’un catholique... », on pourrait trouver que ça a un petit côté tambour et trompette comme couplet. Mais c’est qu’il reprend la rhétorique militaire pour faire l’apologie d’un souffle nerveux et nocturne qui jusqu’à lui n’avait pas droit d’expression. Il se bat. C’est normal. Il n’y a qu’à regarder ce qui s’est passé depuis Claudel. Au moment où il écrit, vous voyez très bien la situation : mort du rythme/ Mallarmé vient de disparaître dans la Voie lactée... Au moment où nous parlons [mars 1983], c’est assez différent et tout se passe comme si en un siècle le point de vue de Claudel sur le martèlement des organes était devenu le symptôme numéro 1. Au point que chacun serait obligé de faire sa maladie ganglionnaire, péniblement sexiforme, quant à Claudel. Il est amusant de penser qu’il est au coeur même de ces préoccupations et qu’il en soit si peu question. Tout le monde y pense, tout le monde s’y réfère, tout le monde se situe par rapport à lui, tout le monde lutte contre lui, et personne n’en parle. Le protestantisme a gagné, mais dans quel état ! Puritanisme et inhibition d’un côté ; chiottes de l’autre.
Déjà, et très loin de nous, l’histoire de la N.R.F... Le fait de savoir si Claudel avait raison ou tort de se formaliser que Gide aille au corydonisme... Cette affaire est tranchée dans le bon sens, c’est-à-dire dans l’invasion corydonienne multilatérale et, grâce au ciel !, l’interdiction de Claudel n’a pas été écoutée. Claudel, comme père, n’a pas arrêté de se faire marcher sur les pieds, et tout le monde a passé outre à ses interdits, c’est son rôle. Le seul ennui, c’est qu’à s’imaginer qu’on a raison contre le père, on ne va pas forcément à autre chose qu’à la dissolution en magma. Claudel a tort, soit, mais il tient debout dans sa connerie principale. Et le corydonisme, à force de saturer l’atmosphère nous embête encore plus que la connerie de Claudel.
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JE SUIS ORTHOGRAPHE

Oui, il y a une rectification à faire, et c’est, comme le voulait Littré, de reprendre le mot d’ orthographie au lieu d’orthographe. Un orthographe écrit bien, ou correctement. Pour cela, il se conforme à l’orthographie. On dit géographe et géographie, de même qu’hydrographie, hydrographe. Je suis moi-même orthographe. Il paraît qu’on veut me réformer. Voyons ça.

Un écrivain est occupé par la vie des mots. C’est en lui qu’ils s’agitent, s’évoquent, se contaminent les uns les autres, résonnent, glissent, se présentent sous un éclairage nouveau, image et son. Vous voulez supprimer l’accent circonflexe ? Son luxe vous gêne ? Vous souhaitez écrire tâche et tache de la même façon ? Le contexte décidera du sens ? Mais ne voyez-vous pas que vous effacez d’un coup mille jeux possibles ? Exemple : il tâchait de ne pas se tacher. La tache originelle, présente en chaque homme, l’obligeait à faire de sa vie une tâche. Tu es taché par le péché, dit Dieu, eh bien, à la tâche ! Autre problème, paraît-il : rationnel . Ecrivez avec un seul n , la communauté européenne vous en saura gré. Je vous demande pardon : être rationnel (avec deux n pour marquer le coup) est tout à fait exceptionnel aujourd’hui. Le français se doit, historiquement, d’insister. N’est pas rationnel qui veut (notamment un chiite). Quant à oignon transformé en ognon , sans doute. Mais ce i , non prononcé, me parle des yeux qui pleurent quand on pèle un oignon. L’oeil est mystérieusement accordé à l’oignon.

Pourquoi aveugler sa langue ? Et, par la même occasion, la rendre sourde, l’aplatir ? C’est comme si vous proposiez que les couleurs soient réduites et, qu’à partir de maintenant, il n’y ait plus qu’une sorte de jaune, de vert, de bleu. Ou encore : le si suffit. à quoi bon le si-bémol ? On n’écrira plus que les stéréotypes parlés, le basic french . Mais alors, il faudra bientôt réviser les classiques, revoir en entier La Recherche du temps perdu à peine rééditée de façon satisfaisante. Quelle tâche, en effet ! Oui, plus de couleurs, plus de variétés de nature, plus de ces aspérités qui signalent un coeur qui bat on va coloriser , ce sera mieux pour l’ordinateur. La main n’intervient plus dans l’esprit. Perte du décalage, aplatissement des perceptions et des rêves (un mot écrit est aussi un hiéroglyphe). De la colorisation à la colonisation, il n’y a qu’un pas. On vide la mémoire ; on peut désormais se passer (c’est bien l’intention, n’est-ce pas) d’un archaïsme inutile : l’écrivain (Horizon 1993 : livres-gadgets, sous direction allemande).

Fantaisie d’esthète, l’orthographe ? Privilège ? Mais non : un peuple — et surtout le Français —qui n’apprend plus à s’exprimer dans ses écrivains est un peuple virtuellement asservi, Ce n’est pas un hasard si on parle de « l’orthographe de Voltaire » ( ai au lieu de oi pour é ), Voltaire, qui écrivait à Madame d’Ornoi : « L’abbé Dangeau renvoyait les lettres de sa maîtresse quand elles étaient mal orthographiées, et rompait avec elle à la troisième fois. » Voilà le rationnel ! Et Marivaux, comme toujours en plein dans le mille : « Tu sais bien que nous nous sommes promis fidélité en dépit de toutes les fautes d’orthographe. » L’écriture est une affaire d’amour très physique. Heureux Voltaire ! Délicieux Marivaux ! Je veux bien, demain, aller vous lire dans les catacombes (ainsi que Rimbaud et ses voyelles, Mallarmé et ses fantaisies graphiques, bref, tous les poètes), pendant que, dehors, le profit analphabète battra son plein, ponctué par un muezzin. Voltaire, encore : « Ce jeune homme, sachant à peine lire et écrire et orthographiant comme un laquais mal élevé »... Allons, Français, réformez, réformez ! Encore un effort pour être les grossiers domestiques d’Allah et de la Technique !

Philippe Sollers
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Tremblement de Bataille 2

Première phrase de Madame Edwarda :

« Au coin d’une rue, l’angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa (peut-être d’avoir vu deux filles furtives dans l’escalier d’un lavabo). »
Ces ouvertures, simples et fulgurantes, déclenchent aussitôt des rencontres de personnages féminins inoubliables, Simone, Marcelle, Edwarda, dont les crises convulsives sont partagées et comme vécues de l’intérieur par le narrateur. De telles figures de femmes sont précisément ce qu’on peut reprocher le plus à Bataille ; c’est là qu’est son expérience de dévoilement et de vérité folle. Comment "illustrer" un passage de ce genre ?

« La mer faisait déjà un bruit énorme, dominé par de longs roulements de tonnerre, et des éclairs permettaient de voir comme en plein jour les deux culs branlés des jeunes filles devenues muettes »
Emportement et précision de l’écriture, vision ironique globale, tout est là.

« A d’autres, écrit encore Bataille, l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés. C’est pourquoi ils craignent l’obscénité. Ils n’éprouvent aucune angoisse s’ils entendent le cri du coq ou s’il découvrent le ciel étoilé. En général, on goûte les "plaisirs de la chair" à la condition qu’ils soient fades. »
L’hystérie, la fadeur, sont une trahison permanente du tragique et du comique de l’aventure humaine. Celle-ci est à la fois rire et horreur, angoisse et extase, identité des contraires faisant coïncider douleur et jouissance.

« En moi, la mort définitive a le sens d’une étrange victoire. Elle me baigne de sa lueur, elle ouvre en moi le rire infiniment joyeux : celui de la disparition !... »
Ces phrases sont-elles aujourd’hui plus audibles que lorsqu’elles ont été écrites ? Non. Le seront-elles dans l’avenir ? Non. Ou alors seulement par quelqu’un qui, à son tour, sera contraint de prendre un pseudonyme ou de se taire devant l’énormité de sa découverte. Non pas à cause de l’obscénité, donc (qui n’est qu’un moyen), mais de la conscience de soi qu’elle comporte.

Sans doute pour se moquer de Malraux et de ses Voix du silence, Bataille, à la fin de sa vie, composa une anthologie raisonnée sous le titre Les Larmes d’Eros. La voilà rééditée à son tour. On y trouve la célèbre photo du supplicié chinois (image insoutenable [3]) insérée dans une galerie de tableaux des plus grands peintres (mais aussi des plus contestables au fur et à mesure qu’augmente la vulgarité des temps).

Lascaux. La scène du puits
En réalité, Bataille veut insister sur les figurations les plus énigmatiques, celle de la préhistoire (il est quand même celui qui aura su parler aussi justement de Manet [4] que de la grotte de Lascaux). Ce qu’il a à dire de bouleversant est plus proche des peintures du paléolithique que de l’affadissement stéréotypé de nos jours. Ainsi de cette scène du "puits" sur laquelle il revient sans cesse : un bison blessé et rageur, un homme à tête d’oiseau s’effondrant le sexe dressé, un oiseau posé sur un bâton, un rhinocéros massif qui s’éloigne ... Qui est descendu là-bas une fois est marqué à jamais par ce cri de silence. Bataille, lui, dans une caverne comme dans un bordel, continuait à voir le ciel étoilé.
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Tremblement de Bataille


Il s’est développé, autour de Georges Bataille, toute une légende de fausses reconnaissances ou d’amitiés embarrassées qui ont pour fonction d’empêcher la lecture de ses livres.

Si on y ajoute le discours universitaire ou psychanalytique, l’obscurité s’accroît. Elle culmine enfin dans le désir de voir en lui un auteur "obscène" pour mieux détourner l’attention de l’aspect profondément religieux (et donc antiphilosophique) de sa pensée.
Nous parlons de sexualité, de pornographie, nous en ruminons pauvrement et industriellement les variantes mécaniques possibles, et, comme par hasard, le fanatisme intégriste répond par le meurtre et le terrorisme. Nous sommes donc toujours dans la même impasse qui consiste à ne pas vouloir savoir de quoi, réellement, il s’agit.

« Le sens de l’érotisme échappe à quiconque n’en voit pas le sens religieux. Réciproquement, le sens des religions échappe à quiconque néglige le lien qu’il présente avec l’érotisme. »
Un silence gêné accueille cette affirmation. Elle choque aussi bien les dévots que les pervers rationnels qui croient les combattre. La lumière nouvelle que Bataille projette violemment sur la condition humaine ne cherche d’ailleurs pas l’assentiment mais la vibration d’une expérience individuelle. Ainsi Bataille n’hésite pas à écrire dans Madame Edwarda :

« Voici donc la première théologie proposée par un homme que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce qu’est la limite. Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez pâli sur les textes des philosophes ! Comment peut s’exprimer celui qui les fait taire, sinon d’une manière qui ne leur est pas concevable ? »
Misère de la philosophie, bavardage de la morale, ennui profond, livres inertes : tout se passe, et c’est bien normal, comme si Sade et Nietzsche avaient existé et écrit pour rien. Et Bataille ? Rien.

On réédite donc, ces temps-ci, ces deux grands chefs-d’oeuvre que sont Histoire de l’oeil et Madame Edwarda. L’effet de cette publication est bizarre. On se souvient d’abord que Bataille a commencé de les signer de deux pseudonymes, Lord Auch et Pierre Angélique. On tourne les pages de ces tirages limités illustrés d’autrefois, et on note aussitôt le dépérissement des images. Fautrier, Masson, Bellmer paraissent à côté du sens et de l’énergie des récits, tantôt trop éloquents (Masson [1]), tantôt trop maniérés (Bellmer [2]). Bataille, lui, est à la fois plus subtil et violent, plus cru et plus réaliste. Première phrase d’Histoire de l’oeil :

« J’ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. »
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12
Pour avoir l’amour que selon vous il n’aurait jamais obtenu ?

J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait pas été guéri d’un bobo d’amour. D’un gros bobo. Ça n’allait pas, quoi.

Une ou deux anecdotes pour conclure ?

Cela se passe dans les années 1970. Lacan n’est plus très jeune. Nous sommes quelque part dans une soirée. Lacan est assis par terre. Moi je suis assis à côté de lui, et il y a Sylvia pas loin qui bavarde... À un moment donné il veut se lever. Vous allez voir, c’est très révélateur. Il veut se lever, il trébuche. Immédiatement je m’arrange pour qu’il tienne debout... Et Sylvia me dit : « Mais laissez-le maintenant, il est grand. » (Silence)
Ai-je besoin de commenter ? Non... « il est grand maintenant » : ce n’est pas la peine de l’aider à marcher... On ne dit pas ça ! On ne dit pas ça en cherchant l’accord... enfin, en cherchant le sous-entendu érotique avec quelqu’un de plus jeune. C’est choquant. Je vais maintenant terminer par une autre anecdote, c’est lorsque j’arrive chez Lacan, un jour, pour lui montrer un texte sur Georges Bataille, et il y avait Sylvia qui me dit (il prend une voix désabusée) : « Ah, vous vous intéressez à Georges ? »

Et donc ?

Pour moi Bataille, ce n’était pas « Georges », et Lacan n’était pas un enfant...

Philippe Sollers, Sophie Barrau ,
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11
Quel était votre rôle dans cette relation ?

Lacan a dit un jour : « Les sentiments sont toujours réciproques », et je crois que tout ce que je viens de dire de lui est donc pertinent par rapport ä ce qu’il devait éprouver de moi.

Lacan connaissait par coeur Spinoza. Or, « La perfection, disait Spinoza, est la joie... » Lacan l’appliquait-il ?

Lacan était arrivé à une sorte de gai savoir, qui implique une certaine joie. Je ne suis pas sûr que cette joie n’ait pas connu un assombrissement... étrange vers la fin. L’assombrissement... Je crois qu’il y a eu là peut-être quelque chose qui a craqué...

Il n’a pas été aimé


Qu’avez-vous observé d’autre ?

Il y avait chez Lacan une extrême violence. Une extrême violence et un côté furieux, au sens du fou furieux, furibond. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fureur.

Qu’est-ce qu’il cherchait finalement Lacan... selon vous... qu’est-ce qu’il cherchait ?

(Il réfléchit) L’amour qu’il n’a pas obtenu.

Qu’il n’a pas obtenu... ?

Il n’a pas été aimé.

... Qu’il n’a pas obtenu quand ?

Jamais.

Vous voulez parler de sa vie, de son enfance ?
Oui. De tout. De sa constitution. Il n’a pas été aimé. Il y a de quoi devenir furieux. Et je pense que ça le tourmentait, beaucoup. Et, je crois qu’il aurait voulu une reconnaissance beaucoup plus large, la soumission de l’université, la réalisation d’un rêve mégalomaniaque, une volonté de puissance généralisée, être sacré. Je crois qu’il a eu ce rêve de toute-puissance.
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10
Avez-vous fréquenté les séminaires de Lacan à la fin de sa vie ?

L’affaire chinoise, le fait qu’il ait préféré ne pas vivre cette aventure, qui était pourtant extraordinairement intéressante, a un peu refroidi nos relations. Donc c’était en 1975, par là. Il est mort en 1981. Dans les dernières années, je suis allé quand même une fois voir le séminaire. Il n’a presque pas parlé, c’était vraiment... très silencieux. Alors, la fin, je ne l’ai pas suivi parce que je trouvais que cela devenait pénible. Je ne l’ai plus vu. Je me souviens d’un séminaire plus fermé un soir où Lacan était là à s’ennuyer, un peu vieux roi fatigué. Ses derniers séminaires étaient très silencieux et très pénibles. — Il continuait pourtant d’exister de telles frénésies de transfert à son sujet... Je n’ai jamais marché là-dedans. J’ai horreur des rassemblements religieux autour du mourir.

Vous aviez été quand même très « accro » à ses séminaires...

C’est vraiment les seuls endroits où j’ai eu l’impression que quelqu’un prenait des risques réels en commençant à parler, et en s’écoutant parler, et en poursuivant. Et puis ça pensait, quoi, tout simplement. C’est toujours intéressant de voir quelqu’un penser. Ça pense peu en général. Ou alors les gens récitent des pensées, mais ce n’est pas la même chose.

Vous n’étiez pas vraiment amis à proprement parler ?

Avec Lacan, j’ai eu une sorte de relation très épisodique et assez intense.

Vous dites « des relations très intenses »...

Des relations très intenses parce qu’on ne pouvait pas ne pas parler avec lui sans que cela ait immédiatement une portée, un sens particulier. Si vous preniez la parole avec Lacan, immédiatement ce que vous disiez était écouté d’une certaine façon. Et du coup, vous vous entendiez vous-même, vous écoutiez ce que vous disiez.

Donc, l’intensité se situait...

... dans le dire.
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9
Georges Bataille
Et Dora Maar qui a été en analyse avec Lacan, l’avez-vous connue ?

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Sylvia Bataille dans Forfaiture
Marcel Lherbier, 1937
Non. Ce que j’ai bien connu en revanche c’est la question de Sylvia. Il est bien évident que le nom de Bataille était un problème considérable dans la région Lacan. Considérable. Et que Laurence Bataille en a elle-même subi les conséquences. J’ai dîné un seul soir avec Laurence Bataille. Je lui ai fait part de mon admiration sincère et d’ailleurs continuelle pour son père, pour son géniteur... à qui elle ressemblait beaucoup. Elle m’a interrompu en disant : « Écoutez non, quand on écrit certaines choses, on devrait penser à sa progéniture », etc. Voilà les familles. Donc le nom de Bataille a été censuré. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas continué à exister comme adresse, etc. C’est quelque chose qui aurait dû être étudié depuis longtemps et qui est absolument stupéfiant : le rôle du nom de Bataille dans... la région. La région c’est aussi bien les sueurs de Sylvia. Tout ça n’a pas été étudié par tabou. Cela me paraît très très très important. Pourquoi Bataille était-il objet chu de cette constitution familiale, avec une hostilité des femmes considérable, bien sûr ? Il aurait rendu les filles inmariables... c’est très mal vu d’être Bataille pour les matriarches de la région, n’est-ce pas, très très mal vu. Très mauvaise réputation. Et pour ce qui est de Picasso, c’est la même chose. Picasso et le minotaure devaient avoir très mauvaise réputation aussi... une vie qui n’est pas souhaitable. Trop de liberté.

*
Au fait, vous et Lacan n’aviez pas vraiment les mêmes centres d’intérêt culturels ?

Lacan n’a jamais vraiment parlé quand on s’est vu des choses qui m’intéressaient sur ce plan-là. Donc, Picasso... Joyce... il trouvait que c’était à côté... C’était un vieil homme.

Lacan, un vieil homme ?

Un jour, je l’ai fâché parce que je lui ai dit : « Au fond, vous êtes un bourgeois d’avant guerre. » Il avait du mal à voir ce qui s’était passé au XXe siècle. Si on ne sait pas ce qu’est la culture du XXe siècle, si on décide qu’elle n’a pas existé, on peut s’enfermer avec Lacan, mais enfin...

Il décidait qu’elle n’avait pas existé cette culture du XXe siècle ?

Il n’était pas au courant. Ça a été 40, sa formation de psychanalyste, Freud... Freud c’est déjà beaucoup... dans l’ignorance générale, c’est beaucoup, c’est très bien Freud. L’intention que j’avais avec Lacan, c’était de le faire passer de Gide à Joyce : vous voyez, il y a un abîme quand même.

Vous n’y êtes pas arrivé ?

Je crois qu’il n’a pas compris, non...



Vous avez essayé de l’emmener en Chine, et vous n’y êtes pas parvenu : pourquoi ?

Je n’y suis pas parvenu parce qu’il y avait un problème de protocole. Il a été fâché de voir que j’étais en quelque sorte le chef de la délégation. Il était considéré comme étant sous mes ordres. J’ai quand même fait beaucoup. J’ai fait envoyer une voiture de l’ambassade chinoise, enfin officielle, au 5, rue de Lille et je pense qu’il a dû être choqué parce qu’un Chinois a dû lui dire (il imite l’accent chinois) : « Alors vous êtes un vétéran de Tel Quel ? » Et puis il voulait emmener une de ses élèves, comme il disait, qui est morte maintenant et dont il semblait ne pas vouloir se passer. Or, à ce moment-là, c’était très difficile d’obtenir des passeports...

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Le voyage (manqué) en Chine
Moi, Je n’emmène pas les familles, les maîtresses. Si, j’emmène ma femme, cela va de soi, mais à part ça, non. Il y avait un autre participant qui voulait emmener son ami dont il ne s’était pas séparé une seule nuit depuis des années, mais enfin, bon, on ne pouvait pas. Lacan a annulé à la dernière minute.
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Parce que c’est quelqu’un qui a vécu en effet une sorte de passion. Il était absolument passionné par son truc. D’abord il était en guerre permanente, contre l’Internationale psychanalytique, contre les psychanalystes, contre les philosophes, contre les universitaires ou les anthropologues, etc., comme Lévi-Strauss parce que Lévi-Strauss n’a jamais rien compris à la psychanalyse, c’est le moins qu’on puisse dire. Comme personne d’ailleurs ne comprend vraiment ce que Freud a dit de fondamental. Foucault était assis à côté de moi lors d’un séminaire fameux où Lacan essayait de lui démontrer qu’il n’avait pas vu ce qu’il y avait à voir dans les Ménines de Velasquez, c’est-à-dire la fente de l’Infante. Alors c’était évidemment des rapports de force... Il était en guerre avec tout le monde, avec son entourage, avec ses disciples, avec les membres de son école. « Seul comme je l’ai toujours été », rappelez-vous cette formule : « Seul comme je l’ai toujours été. » Voilà. « On n’est pas si seuls somme toute... » Voilà. C’était quelqu’un qui se considérait comme absolument seul. Et dont la passion était, « seul », de le rester tout en faisant semblant d’être fondateur d’une école d’un enseignement. C’est le paradoxe. C’est la contradiction qui est intéressante, là. Très seul...

Avez-vous connu Picasso ?

Non, c’est un de mes regrets d’ailleurs...
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Vous distingue ?

Ah oui, nettement : ce qui me distingue des hommes en général. Je suis très peu porté au collectif...

« Dieu est inconscient »


Autre citation de Lacan que vous rapportez dans votre article [3] : « Dieu est inconscient. »

Ça aussi, c’est très bien. Oui. Cela pose la question du pseudo-athéisme.

Pseudo-athéisme de Lacan ?

Non, de tout le monde. Pour être athée, et donc devenir inanalysable, il faudrait faire vraiment beaucoup de théologie. Si vous dites « athée » sans savoir de quoi est faite l’hypothèse dite divine... l’athéisme doit être pris au sérieux, mais il n’est pas évident que ça existe. Un athée conséquent, moi, je n’en connais pas. Et « Dieu est inconscient » c’est bien posé parce qu’on ne voit pas pourquoi Dieu serait doté d’une conscience, au sens humain du terme, c’est-à-dire d’une représentation. Non. Ou plus exactement, si vous voulez, on a beau faire tout ce qu’on veut à propos de Dieu, il doit subsister quelque chose dans l’inconscient qui serait une hypothèse divine. Ou si vous préférez encore, comme il l’a dit, de façon très forte, un peu à la Heidegger : « Tant qu’il y aura du dire, l’hypothèse de Dieu sera posée. » Tant qu’il y aura du dire.

Pourquoi insistez-vous sur « dire » ?

Si on devient de plus en plus familier des problèmes de langage au sens très large, l’hypothèse de Dieu qu’est le dire lui-même se pose. On n’est pas obligé d’y répondre positivement, mais enfin, l’hypothèse est là. Il serait étrange de s’occuper du langage sans rencontrer cette hypothèse qui concerne en général les oeuvres monumentales du passé...

Le « parlêtre » : vous aimez bien cette expression de Lacan. « Le langage est corps ». Les séminaires de Lacan, c’était ça selon vous ?

C’était ça. Et, la psychanalyse en général c’est ça. Le parlêtre, c’est beau, c’est bien vu, c’est du Heidegger chez Lacan.

Lacan : poète ?

Non, il n’avait pas l’oreille pour la poésie. Une sorte... d’inaptitude. Ça c’est très frappant, et c’est quelque chose qu’on peut souligner en passant. C’est toujours la question de l’art, de la poésie...

Mais il me semble que vous avez déjà écrit le contraire, que finalement Lacan était un poète.

Non, sûrement pas. Ou alors un poète au sens romantique du mot, avec une sorte de poétisation extrême de l’existence, parce que sa vie était très passionnante.

Selon vous, il n’y avait pas une poésie, une esthétique de langage dans ses écrits ?...

C’était son ambition. Cette ambition a culminé dans l’embarras avec une certaine forme de charabia parfois.

Vous voulez dire que Lacan était laborieux ?

Il aurait voulu avoir cette espèce de don sublime pour avoir un rapport aisé au langage.

Il avait quand même très certainement un certain rapport pour parler de « langage-corps », etc.

Certes, c’était son sujet. C’est très beau des gens qui s’efforcent vers ce qu’ils sentent comme essentiel. Cela ne veut pas dire qu’ils l’atteindront, mais c’est très beau qu’ils fassent cet effort.

Mais vous êtes très condescendant quand vous parlez de Lacan comme ça...

Mais oui... Je sais de quoi je parle. Je crois vraiment qu’il vaut mieux être un grand écrivain que Lacan.

Pourquoi ?

Parce que je pense qu’il vaut toujours mieux être un grand artiste plutôt qu’un piéton de la pensée aussi magistral soit-il.

Pourquoi avez-vous intitulé votre article du Monde du 13 avril 2001 « Passion de Lacan » ?
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« La femme n’existe pas »
Il y a trois ou quatre citations de Lacan que vous aimez mentionner dans un article que vous lui avez consacré dont « La femme n’existe pas ».

Oui, c’est quelque chose qui a produit beaucoup d’émotion dans le public. Un jour il a dit ça : « La femme n’existe pas. » C’est une formule majeure. C’est du même ordre que la formule « Que veut l’hystérique ? Un maître sur lequel elle règne ». Quand il a dit : « La femme n’existe pas », l’accent est mis sur « la ». C’est du même ordre qu’ « une femme n’est pas toute », ou que « rien n’est tout »...

L’incomplétude...

L’incomplétude, voilà, et c’est pour faire passer au loin la petite musique de la castration. À l’époque cette formule a provoqué un sursaut hystérique chez les femmes comme chez les hommes. C’est en effet, là, tout à coup, une sorte de blasphème presque antireligieux, si on considère à fond la question. Mais c’est une question de bon sens analytique, pour peu qu’on le comprenne, moi ça me paraît évident.

Lacan figure-t-il dans votre roman Femmes paru en 1981 ?

Lacan est un personnage de Femmes. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas sans rapport avec Lacan. Je fais son portrait dans ce livre, sous le nom de Fals...

Pourquoi avoir appelé le personnage de Lacan, Fals ?

Fals indique une dimension un peu diabolique, si vous voulez, « Falssss »... vous entendez « falsification », non ? Possibilité du faux. Possibilité du faux qui dit vrai.

Autre citation de Lacan que vous chérissez : « Il n’y a pas de rapport sexuel » ?

« II n’y a pas de rapport sexuel », cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des actes sexuels constants. C’est tout simplement qu’il n’y a pas de rapport mathématique. La formule que je préfère de Lacan finalement c’est : « On est hétérosexuel quand on aime les femmes, qu’on soit un homme ou une femme. »

Vous voulez ajouter quelque chose sur l’hétérosexualité ?

Je crois me signaler à l’observation clinique par un coefficient extrêmement faible d’homosexualité. Ce qui d’ailleurs me distingue.
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Vous vous êtes vraiment fréquentés à quelle période ?


Dans les années 70. Je me souviens de la période où Lacan a été chassé de l’École normale supérieure par la gendarmerie et les CRS. Avec quelques-uns j’ai occupé le bureau du directeur de l’École normale supérieure. Nous manifestions notre réprobation. Je l’ai beaucoup vu dans les jours qui ont suivi parce que tout le monde l’avait laissé tomber. Je me suis retrouvé à ce moment-là dans des situations parfaitement cocasses : tout le monde lui tournait le dos, et il fallait faire sortir des articles dans la presse... C’est ainsi que nous avons déjeuné un jour dans la salle à manger de l’Express avec Mme Françoise Giroud qui nous a reçus très aimablement et qui a fait faire un article... Et on était pendus au téléphone pour essayer d’obtenir des articles dans Le Monde ou ailleurs. Tout le monde était très hostile à Lacan. C’était le rétablissement de l’ordre. Il y a une question politique aussi. Beaucoup de mouvements subversifs étaient partis comme par hasard de l’École normale supérieure. Et Lacan était rendu en quelque sorte responsable, compte tenu de ses improvisations qui pouvaient passer pour des appels à l’insurrection. Donc on l’a chassé.

À ce moment-là quel Lacan avez-vous découvert ?

C’était quelqu’un de charmant. On allait déjeuner, on essayait d’appeler les journalistes, on essayait d’arranger les choses. Il a dû penser que j’étais bien gentil... (il rit)... Ce qui est vrai, non ?
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À quoi correspondaient-ils finalement ?

Au fait d’être fatigué par une journée épuisante, d’avoir entendu toujours les mêmes choses, toujours les mêmes sottises, ou les mêmes délires. Vous savez, une journée avec dix hystériques, quinze névrosés obsessionnels (il rit) et quatre pervers, plus trois psychotiques potentiels ! ! ! Lacan était quelqu’un qui vivait parmi les malades, tout le temps. L’analyse... Les gens qui font une analyse ne le font pas parce qu’ils vont bien. Même si l’analyste n’intervient pas et se tait, il lui faut payer de son corps lorsque quelqu’un est en train de l’entraîner dans ses rêves ou dans ses délires...

Lorsque vous vous êtes rencontrés, « Tel Quel », la revue dont vous vous occupiez avec quelques camarades existait déjà ?

Oui, nous sommes en 1965 et Tel Quel a déjà cinq ans. Lacan se dit : « Il y a ce type qui fait une revue avec des gens, un tas de monde... » Lacan était tout à fait sur la marge... Foucault n’était pas au Collège de France, Barthes non plus, Derrida n’était pas connu, etc., bon. Ce qui l’intéressait, c’était le surgissement d’une publication bizarre puisqu’elle était faite par des gens qui n’étaient pas dans l’Institution et qui avaient décidé de se servir d’un certain nombre de personnes rejetées par ces mêmes institutions pour attaquer les-dites institutions. Et là de les prendre de l’intérieur. C’est une forme d’entrisme que nous avons pratiquée à haute dose.

Qu’est-ce qui vous intéressait chez Lacan ?

Sa profonde culture théologique. On pouvait parler de saint Augustin, ce qui n’est pas courant.
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Les ouvrages de Lacan vous intéressaient-ils en eux-mêmes ? son style, etc. ?

J’ai relu les Écrits. Cela a beaucoup vieilli, par pans entiers, à cause du fait que c’est sur écrit avec une sorte d’embarras par rapport à l’écriture.

Embarras ?

Oui, oui, un embarras réel, une préciosité.

D’ailleurs comment définiriez-vous l’adjectif lacanien aujourd’hui employé à toutes les sauces ?

Les lacaniens sont des gens intoxiqués par le discours de Lacan, et qui font moins bien que lui. Donc de même que Marx a dit qu’il n’était pas marxiste et que Freud n’était pas freudien, Lacan n’a jamais été lacanien... « Lacanien », cela relève d’intérêts tout à fait compréhensibles et parfois du grotesque. Les lacaniens sont incultes (silence) ; lacanien ça veut dire inculte. Marxiste aussi, et freudien aussi. Freud, Marx, Lacan étaient des gens extrêmement cultivés (il rit).

On lui a reproché son apparence, sa manière d’être à l’autre, de bouger, de parler... Et vous ?

Au contraire ! Le fait de susciter une telle fascination, une telle séduction, c’était très bon signe. Chacun son style ! (rire) Il prenait une place affirmative considérable par le fait d’avoir ce corps-là, et d’avoir cette voix-là, et de se comporter comme ça, comme un tyran extrêmement désagréable par moments, ou alors absolument charmant, rigolo. Bref, il avait une présence, comme on dit, et les gens qui ont une présence, moi, ne me gênent pas. Au contraire.

Et vos conversations, c’était un dialogue ?

Oui, un bavardage réciproque. C’était une des personnes les plus amusantes que j’aie rencontrées.

Par exemple ?

Il fait partie des gens qui ne parlent pas directement. Il y avait un jeu d’échecs immédiat dans la conversation. C’était une conversation entre systèmes logiques, et ça c’est amusant. Lacan était tout sauf un progressiste ou un humaniste. C’est quelqu’un qui pensait que l’être humain a vraiment de très très mauvaises intentions. Il pensait donc des choses extrêmement raides à ce sujet. Un pessimisme transformé malgré tout en gai savoir. C’est étonnant : comment peut-on avoir à la fois un pessimisme aussi profond, aussi radical, et le prendre un peu à la rigolade quand même. Parce qu’il était rigolo.

Par exemple ?

C’était dans l’attitude, et il y a des jeux de mots de Lacan : « les petits souliers » pour parler des analystes, enfin des choses comme ça. Ce sont des choses drôles. Le Panthéon qu’il désignait : il levait le bras et il disait : « Le vide-poches d’en face. » C’est assez joli, c’est drôle. Les cercueils qui sont là, « c’est un vide-poches »... Ou alors, le fait de publier, avec un jeu de mots sur la « poubellication ». Voilà, c’est assez beau...

Quoi d’autre ?

J’entends sa voix de temps en temps faire surtout les soupirs.
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Et en tête-à-tête, ça se passait comment ?

Quand il sortait de son cabinet, après ses séances, vers 19 h 30, 20 heures, on allait en face de chez lui, dîner, comme ça, rapidement...

Au restaurant La Calèche ?

À La Calèche, c’est ça. On buvait du champagne rosé dont il m’arrosait très gentiment... Et là la conversation était libre, elle pouvait sauter d’un sujet à l’autre et c’était très agréable. Je crois que je le détendais.

Est-ce qu’il n’y avait pas finalement entre vous quelque chose qui tournait un peu autour du pot ? Vous dites qu’il aurait peut-être aimé vous « allonger ».

Je pense qu’il s’est demandé comment on pouvait être comme moi sans passer par l’analyse. Je pense qu’il se l’est vraiment demandé, comme il se l’est demandé à propos de Joyce ou d’autres. Cela me paraît tout naturel d’être comme je suis sans passer par la psychanalyse et l’université. Comment peut-on être un corps pleinement agissant sans être membre d’un corps constitué ? C’est ça qui l’intriguait chez moi.

Il y a cette interpellation dans le séminaire « Encore » : « Sollers est comme moi : il est illisible. »

Ce « comme moi » va très loin quand même. C’est une appropriation. Moi je n’aurais jamais dit « Lacan est comme moi ».

Vous auriez dit quoi ?

J’aurais dit « Lacan c’est Lacan, et il m’intéresse ». Donc je pense que le transfert a été réciproque et à mon avantage.

À votre avantage. Mais vous ?

Je me livre volontiers au transfert quand ma curiosité est en jeu. Et je le dénoue tout naturellement quand ma curiosité n’est plus en jeu (il rit).


Lacan vous a écrit deux dédicaces sur ses livres.

« On n’est pas si seuls somme toute », sur les Écrits parus en 1966. C’est le commencement de la partie. Cela veut dire « Vous êtes seul, je suis seul, mais on n’est pas si seuls ». La deuxième c’était pour « Télévision » et c’est très étrange... : « Cher Sollers qui s’est déjà dérangé pour ça. » « Ça » : il parle de cette télévision-là dont il a eu certainement l’impression lucide que ce n’était que ça [2].
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Jacques Lacan, récit d’une relation " épisodique et intense "
Propos de Philippe Sollers recueillis par Sophie Barrau, le 15 juin 2001

La première fois que j’ai vu Lacan, c’était en 1965. Je venais de publier un livre qui s’appelle Drame et j’étais allé écouter par curiosité son séminaire. Il m’avait fait signe, on a déjeuné ensemble, et il était persuadé que j’étais au courant de ce qu’il appelait lui-même son " enseignement " ? et que j’y étais déjà sensible. Or pas du tout. Et la première fois que nous avons dîné ensemble, il m’a demandé quel était mon projet de thèse. Or évidemment je ne faisais pas de thèse. Pour Lacan, quelqu’un qui existait dans le langage était forcément un universitaire...

Il pensait que vous étiez un « élève ».

Oui, il y a là comme un malentendu très productif dès le début. C’était un rapport étrange, intéressant...

Ce malentendu initial a-t-il été le fil conducteur de votre relation ?

Le fil conducteur de la relation est passé par une curiosité réciproque. Moi ce qui m’intéressait chez Lacan, c’était sa pratique. Je ne suis jamais entré en analyse moi-même, mais ça m’intéressait beaucoup de savoir comment fonctionnait le rapport qu’il entretenait entre sa pratique et son discours. Et à ce moment-là j’ai suivi, pendant des années, avec beaucoup d’intérêt, ses séminaires. Séminaires atypiques puisque finalement ils étaient ouverts à tout va, et qu’il ne s’ensuivait aucun diplôme particulier ni aucune aptitude particulière. C’était un lieu prégauchiste si vous voulez, ou postgauchiste, enfin quelque chose qui détonnait complètement dans la société française...

Quel intérêt immédiat avez-vous trouvé dans ses séminaires ?

Je me contentais d’étudier sa logique et la façon dont il improvisait parce que je trouvais qu’il était un remarquable orateur, c’est-à-dire un très grand professionnel de l’improvisation.

Ses détracteurs lui reprochent un petit peu ça, c’est-à-dire d’avoir fait du théâtre...

Mais certainement. C’était un théâtre des plus intéressants, le meilleur que j’aie vu de ma vie et de très loin. La respiration, le dérapage, la digression, la reprise, les soupirs, le fait de revenir sans cesse à ce qui l’intéressait : c’est le plus grand théâtre que j’aie vu, et ce n’est pas péjoratif dans mon discours. Il y avait un côté à la fois comique, pathétique, enragé, plaintif. Tout ça c’était vécu : son corps était intéressant... son élocution... Le « Télévision » filmé par Benoît Jacquot [1], plan fixe, discours écrit et récité, c’est la plus mauvaise façon, à mon avis, d’aborder Lacan. Il fallait le prendre dans ses hésitations, ses repentirs, ses silences, ses coups de gueule...
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Ce qu’il a changé


Bataille lecteur de Hegel (et de Kojève)

On serait bien en peine de classer l’œuvre de Bataille  : philosophie, littérature, anthropologie, sémiologie  ? Si Bataille est un adepte de la transgression, c’est avant tout des limites entre les disciplines. Comme plusieurs intellectuels de sa génération qui fréquentent le séminaire d’Alexandre Kojève, il est un temps fasciné par Hegel et sa volonté de bâtir un système totalisant. Il finit toutefois par y détecter une manifestation de la pensée de l’utile  : parce qu’il vise à la synthèse, le système hégélien refuse, en fin de compte, de faire une place à la négativité. Pour Bataille, cette dernière est pourtant à l’œuvre dans de nombreuses expériences qui ne sauraient être dépassées et annulées sans réduire les individus à des machines. Contre la dialectique, Bataille envisage une forme de continuité entre les opposés, de façon à montrer qu’il y a cohabitation plus que conflit. Il en va ainsi de l’érotisme, défini comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Cette approbation suppose une forme de répétition dans l’acte ou la représentation. Aussi Bataille met-il au cœur de sa pensée la notion d’excès, quand la tradition philosophique loue la mesure, la prudence, le calcul des passions  : « L’être, le plus souvent, semble donné à l’homme en dehors des mouvements de passion. Je dirai, au contraire, que nous ne devons jamais nous représenter l’être en dehors de ces mouvements », plaide-t-il. Nous avons beau être « des êtres discontinus », les expériences de la limite comme l’érotisme permettent une forme de communication par vertige interposé  : « Je ne puis évoquer cet abîme qui nous sépare sans avoir aussitôt le sentiment d’un mensonge. Cet abîme est profond, je ne vois pas le moyen de le supprimer. Seulement nous pouvons en commun ressentir le vertige de cet abîme. Il peut nous fasciner. » Quand Hegel imaginait entre individus une lutte à mort pour la reconnaissance, Bataille préfère inviter chacun à se dénuder face au précipice.
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