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Citation de bbjpds


LA RÉSISTANCE
(…) Le laboratoire, il ne supportait pas si bien la manipulation ou plutôt la « pression ». Au début, ce sont les plus gros poissons qui se montrent, ils sont aisés à voir et même leurs longues dents sont peu redoutables : on sait que ce sont des dents. Après, viennent éclater à la surface, ou se démener à demi asphyxié, tout un fretin gluant et plat des profondeurs. Il en monte, il en monte… Et il arrive ce phénomène bizarre, quand on est à ce niveau-là au lieu d’être au-dessus à regarder le monde du haut de son trapèze cosmique, c’est que l’asphyxie du fretin semble être notre propre asphyxie, on est ça, on se démène avec ça, comme si le mal ne pouvait se guérir vraiment qu’en l’avalant pleinement. C’est pénible. C’est malodorant, on est subitement rempli d’odeurs très déplaisantes et ramené à une stature naine qui vous fait dire : quoi, c’est ça le yoga ; quoi, c’est ça moi, c’est ça…? C’est très pénible. « Mais moi, j’étais parti pour la conscience cosmique, pas pour ces billevesées malodorantes ! » Eh oui, mais c’est un million de billevesées qui font la douleur, la grande douleur du monde – les requins sont charmants, la mort n’est pas avec eux, elle est avec des « rien » innombrables qui peuplent la vie de tous les jours, invisibles, sous nos belles phrases et nos idéaux joufflus. Et la voix lassante des Asouras védiques (titans et démons) est là qui vous serine à longueur de temps : tu ne réussiras pas, c’est une entreprise vaine, c’est voué à l’échec, tu perds ton temps… Va donc voir là-haut la conscience cosmique. Et ça recommence jour après jour, sans vacances, et nuit après nuit, sans trêve, c’est là tout le temps : c’est toi ou c’est moi, qui gagnera ? Quelquefois, on se sent comme la chèvre de Monsieur Seguin qui va se faire manger à l’aube, et c’est encore la horde des malins qui vous sussure : tu vas te faire manger, tu vas… C’est un combat hideux, gluant, il faut bien le dire. On comprend les sages et les saints qui ont tous filé au paradis de la conscience, comme des lapins. C’est le Subconscient : ce que Sri Aurobindo appelle le « sub-conscient » (pas ce qu’entendent nos psychologies des surfaces), c’est-à-dire tout le passé évolutif, sub-humain, toutes les couches non seulement humaines mais animales et végétales qui se sont déposées jusqu’au fond des cellules. « C’est un labeur herculéen, note Sri Aurobindo. Quand on entre là, c’est une sorte de continent inexploré. Les autres yogis étaient descendus jusqu’au vital. Si l’on m’avait fait voir cela avant, probablement aurais-je été moins enthousiaste. »

Les disciples ne l’étaient guère ; après la première vague d’enthousiasme, on se fixe à de microscopiques mécontentements qui frottent et frottent – tout est microscopique. Pourtant, le travail était fait pour eux, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas besoin de se battre vraiment (c’est Sri Aurobindo qui faisait la bataille) mais de suivre, d’adhérer, de s’ouvrir. S’ouvrir, cela veut dire subir la manipulation, laisser faire la bataille. Tous les progrès que Sri Aurobindo faisait, je les faisais, automatiquement, remarquait Mère. C’est la loi automatique du Supramental, mais pour qu’elle joue, il faut, dans une certaine mesure, permettre au progrès d’entrer – prendre le parti du Rayon, pas celui du grouillement. Il semble qu’ils aient passé leur temps à mettre des murs – oh ! pas là-haut : là-haut, c’était la jolie conscience poétisante et spiritualisante et discourante et pleine de vénération pour le Maître. Mais en bas, c’est une autre affaire. Une affaire très courante, on passe dessus, on ne veut pas voir ça, on est « au-dessus » de tout ça – et encore, pas toujours. Alors on demande à avoir « des expériences »; on est venu au yoga pour avoir « des illuminations », avoir de la poésie au bout de la plume, des articles pour son journal, de l’inspiration pour son livre, des étendues de lumière… pour dormir. Des milliers et des milliers de lettres de réclamations au Maître. Et il répondait patiemment, imperturbablement à chacune, il essayait de leur faire comprendre : La pression, l’appel est pour changer cette partie de la nature qui dépend directement de l’Inconscient [quand le yoga était déjà descendu d’un degré plus bas, du Subconscient à l’Inconscient], c’est-à-dire les habitudes fixes, les mouvements automatiques, les répétitions mécaniques de la nature, les réactions involontaires devant la vie, tout ce qui semble relever du caractère établi d’un homme… Et les expériences, c’est très bien, mais l’ennui c’est qu’elles ne semblent pas changer la nature. Elles enrichissent seulement la conscience. 25 Ce n’était pas facile à admettre, même quand on avait compris dans les parties supérieures de la conscience. Dessous, ça grondait, ça se froissait, s’agrippait à un millier de détails très quotidiens : personne ne voulait lâcher son petit fretin, au besoin on affirmait ouvertement ses droits à l’obscurité et à la souffrance. Si l’on regarde d’un peu près cette fabuleuse correspondance de Sri Aurobindo avec ses disciples, on se sent le cœur serré, on voit tout ce qu’il a dû subir, avaler, jour après jour, de questions oiseuses, coupages de cheveux en quatre, de petitesses, de querelles, menaces de suicide, grèves de la faim, maladies de résistance – tout résistait. Et si par hasard quelqu’un mourait, ils s’étonnaient que ce Supramental trompeur ne les ait pas immunisés contre la mort. Si je veux diviniser la conscience humaine, écrivait Sri Aurobindo à l’un des disciples, faire descendre le Supramental, la Conscience-de-Vérité, la Lumière, la Force dans le physique pour le transformer…, la réponse est la répulsion, ou la peur, ou la mauvaise volonté – ou le doute que ce soit possible. D’un côté on réclame que les maladies et le reste devraient être impossibles, et de l’autre on rejette violemment la seule condition à laquelle ces choses peuvent devenir impossibles. 26 Jusqu’au bout, ce sera la contradiction de la « seule condition ». La « loi automatique » jouait à l’envers : toutes les obscurités des disciples, Sri Aurobindo les avait, automatiquement. Et Mère remarquait avec une nuance de tristesse, peut-être, bien que la tristesse ait toujours été étrangère à sa nature : Ici, même parmi les meilleurs, parmi ceux qui feraient sans hésiter bon marché de leur vie dans une grande occasion, il n’y en a pour ainsi dire aucun qui soit prêt à abandonner ses petites habitudes, ses petites préférences, ses petites commodités pour que la victoire finale soit remportée plus rapidement. C’est un bilan. Les petites occasions, c’est très difficile. Et on se tromperait beaucoup si l’on croyait que les disciples étaient spécialement « mauvais » – il faut même dire que c’étaient des anges à côté de ceux qui suivront quand Mère prendra le fardeau à son tour –, ils étaient parfaitement bons et parfaitement mauvais comme tout le monde : ils étaient tout le monde. Ce n’étaient pas des « disciples » qui étaient là, c’était la terre. C’était la résistance de la terre, la mauvaise volonté de la terre, la difficulté de la terre. Le groupe parfaitement « représentatif ». Pas une des nobles lumières que l’on peut rencontrer ailleurs n’aurait subi l’épreuve sans tomber dans la même sottise. C’est la sottise de la terre. C’est la misère de la terre.

C’est « Le labeur d’un dieu » :

J’ai creusé longtemps et profond
Dans une horreur de fange et de boue
Un sillon pour la chanson de la rivière d’or
Une demeure pour le feu qui ne meurt pas.

J’ai labouré et souffert dans la nuit de la Matière
Pour apporter le feu à l’homme
Mais la haine des enfers et la méchanceté humaine
Sont ma part depuis que le monde a commencé (…)

Mes plaies béantes sont mille et une
Et les rois titaniques assaillent (…)

Une voix a crié : « Va où nul n’est allé!
Creuse plus profond et encore plus profond encore
Jusqu’à ce que tu arrives à l’inexorable pierre de fond
Et frappe à la porte sans clef. »

 (J’ai) plongé à travers les allées aveugles du corps
Jusqu’aux régions infernales des mystères d’en bas.
J’ai creusé à travers le terrible cœur muet de la terre
Et entendu le bourdon de sa messe noire

J’ai vu la source d’où partent ses agonies
Et la raison intérieure de l’enfer.
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