Xinran

Nous sommes nés dans un monde de guerre permanente et de politique étouffante : la guerre de Corée, les campagnes des Trois Anti et des Cinq Anti, le Grand Bond en avant. Nos années d’enfance ont été marquées par des catastrophes sans précédent, tant d’origine naturelle qu’humaine. Les gens déambulaient comme des zombies, la tête à peine soutenue par quelques tendons saillants. A l’école, on n’avait pas de bons professeurs et on ne tissait pas avec nos camarades de classe des liens d’amitié pour la vie. Dans nos manuels, une page sur deux parlait de la lutte des classes. Nous avons été arrachés à notre prime jeunesse et jetés dans des ténèbres qui ne nous ont appris qu’à accepter la peur comme une vérité inéluctable.
Quand nous avons enfin été autorisés à rentrer chez nous après si une longue absence, ce fut pour découvrir que les rêves sur lesquels ce pays était bâti, de même que les personnes qui avaient inventé ces rêves, n’existaient plus. Il ne restait personne pour nous aider à grandir et nous développer, et nos rêves se sont rapidement évanouis, remplacés par un constat glaçant – celui de ne plus avoir notre place dans le monde, ni chez nous ni à l’extérieur. C’est ainsi que l’angoisse et l’indécision ont couvé en nous – l’expérience douce-amère de notre génération.
Les réformes économiques des années 1980 nous ont fourni une planche de salut, un moyen de nous en sortir. Il est devenu courant de rencontrer des lycéens âgés de plus de vingt ans, des étudiants trentenaires et des quadragénaires inscrits à des cours du soir.
Toute notre vie, nous avions connu les montagnes russes des politiques différentes, passant à plusieurs reprises de l’euphorie au désespoir. Mais grâce à cela, nous avons appris le courage – le courage de penser, de parler, d’agir, de gagner, d’aimer, de haïr, et même le courage d’échouer. Ceux qui n’avaient pas un fen en poche ont osé se lancer dans le vaste océan des affaires. Ceux qui ne savaient pas parler un mot d’une quelconque langue étrangère sont allés explorer le monde et s’y chercher un avenir. Ceux qui n’avaient aucune expérience dans le domaine se sont lancé le défi de devenir dirigeants de grandes entreprises. Certains ont eu le courage d’acheter des terres en Europe et aux Etats-Unis, alors même qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds. Ces silhouettes squelettiques qui ont souffert si longtemps en silence sont maintenant devenues la colonne vertébrale de notre nation.