AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de MegGomar


Un jour, j’étais recroquevillée au fond de la classe à pleurer parce que les
enfants de « rouges » m’avaient rossée. Je croyais être seule, et j’ai été
étonnée quand l’un de mes professeurs s’est approché de moi par-derrière et
m’a tapoté légèrement l’épaule. A travers mes larmes, il m’était difficile de
lire l’expression de son visage à la faible lumière de la lampe, mais j’ai vu
qu’il me faisait signe de le suivre. J’avais confiance en lui parce que je
savais qu’il aidait des gens pauvres à l’extérieur de l’école.
Il m’a conduite jusqu’à une cabane au bord du terrain de jeux, où l’école
entassait du matériel au rebut. Il a ouvert la serrure d’un geste vif et m’a
poussée à l’intérieur. La fenêtre était obturée avec des journaux, et il faisait
très sombre. La pièce était remplie jusqu’au plafond d’un fouillis de choses
dépareillées et sentait le moisi et la pourriture. Je me suis raidie de dégoût,
mais le professeur s’est frayé un chemin dans ce labyrinthe avec une
aisance qui dénotait une longue habitude. Je l’ai suivi du mieux que j’ai pu.
Au centre de la pièce, j’ai été stupéfaite de trouver une bibliothèque
complète, en ordre. Plusieurs centaines de livres étaient rangés sur des
planches cassées. Pour la première fois, j’ai compris le sens de ce vers
célèbre : « Dans l’ombre la plus épaisse des saules, je découvris soudain les
fleurs brillantes d’un village. »
Le professeur m’a dit que cette bibliothèque était un secret qu’il gardait en
cadeau pour les générations futures. Peu importe ce qu’en pensent les
révolutionnaires, a-t-il dit, les gens ne peuvent se passer de livres. Sans
livres, nous ne pourrions pas comprendre le monde ; sans livres, nous ne
pourrions pas évoluer ; sans livres, la nature ne pourrait pas servir
l’humanité ; plus il parlait, plus son enthousiasme se communiquait à moi,
et plus j’avais peur. Je savais que c’étaient justement ces livres-là que la
Révolution culturelle s’efforçait de détruire. Le professeur m’a donné une
clef de la cabane en me disant que je pourrais m’y réfugier et y lire quand je
voulais.
La cabane se trouvait derrière les seules toilettes de l’école, aussi m’était-il
facile de m’y rendre sans me faire remarquer quand les autres enfants
participaient à des activités dont j’étais exclue.
Lors de mes premières visites à la cabane, j’ai trouvé l’odeur et l’obscurité
étouffantes, et j’ai foré un petit trou de la taille d’un pois dans les journaux
qui recouvraient la fenêtre. Je pouvais y coller un œil et regarder les enfants
jouer, en rêvant du jour où il me serait permis de me joindre à eux.
Mais la mêlée sur le terrain de jeux m’attristait tant que j’ai fini par me
mettre à lire. Il n’y avait pas beaucoup de livres faciles à lire et j’avais bien
de mal à comprendre le vocabulaire. Au début, le professeur répondait à
mes questions et m’expliquait des choses quand il venait voir si tout allait
bien ; puis il m’a apporté un dictionnaire, que je consultais
consciencieusement, même si je comprenais à peine la moitié de ce que je
lisais.
Les livres sur l’histoire de la Chine et des autres pays me fascinaient. Ils
m’ont beaucoup appris sur la vie : non seulement sur la « grande histoire »
que chacun connaît, mais aussi sur les gens simples qui tissent leur propre
histoire au jour le jour. Ces livres m’ont aussi enseigné que beaucoup de
questions restent sans réponses.
J’ai beaucoup appris de l’encyclopédie, ce qui m’a épargné bien des soucis
et des dépenses par la suite, car je suis habile de mes mains et je sais réparer
seule toutes sortes de choses, des bicyclettes jusqu’aux petites pannes
électriques. Je rêvais de devenir diplomate, avocate, journaliste ou écrivain.
Quand l’opportunité de choisir une profession s’est présentée, j’ai quitté
mon travail administratif dans l’armée, au bout de douze ans, pour devenir
journaliste. Le savoir latent que j’avais accumulé dans mon enfance est
venu une fois de plus à mon secours.
Le rêve que j’entretenais de rejoindre les autres enfants sur le terrain de
jeux ne s’est jamais réalisé, mais je me suis consolée à la lecture de récits
de batailles et d’effusions de sang dans cette bibliothèque secrète. Les
chroniques de guerre me donnaient le sentiment d’avoir de la chance de
vivre en temps de paix, et m’ont aidée à oublier les brimades qui
m’attendaient à l’extérieur de la cabane.
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}