Agnès Buisson

L'ENFANT DU SILENCE

Je n'ai pas encore 10 ans, en juin 1943. Les jours s'écoulent identiques. Les foins embaument. Les forêts de sapins s'ébrouent sous le vent.

À l'heure de la sieste, je me tiens assise sur le banc, le dos contre le mur de pierres. Un petit banc en sapin gris, battu par les intempéries. Un banc pour vieux. À la ferme les vieux s'en sont allés, alors je prends leur place, sans faire de bruit, pour me réchauffer au soleil. Je frissonne.

C'est dimanche. J'entends les gamins s'égailler dans le lointain. Je les imagine, courir dans les chemins creux bordés de lauzes, mener le troupeau au pré, fagoter le bois mort, piéger les grenouilles et les écrevisses.

Je suis seule. C'est mieux ainsi. Les grandes personnes qui d’aventure passent devant la ferme me font peur. Soit elles se taisent, soit elles murmurent à mots couverts, pleins de mystère.

De temps en temps, maman s'approche de moi, sans faire de bruit. Je sursaute puis rassurée, je lui souris. Elle me caresse distraitement et s'en va. Je n'essaie pas de la retenir pour lui dire combien le temps me paraît désempli et froid, infiniment lent, sans but, sans lendemain pour l'enfant cachée que je suis.

P. 12, incipit.

AU BORD DE L’ABÎME

Pourquoi le mot bonté, ce mot si beau, m’était-il venu à la mémoire ? Était-ce dû à ce chien, au regard tendre couché là, tout contre moi, à l’ombre du fourré. Moi qui avais si peur des chiens ! En l’évoquant, je sens encore sa tiédeur. Je n’osais pas bouger. Lui non plus n’avait pas envie de me quitter. Le monde pouvait alors disparaître. De toute façon, le mien avait déjà disparu. Parachutée au milieu du Vercors, au pied de ses forêts de sapins, au creux de ses prés généreux, témoins indifférents et indestructibles de mon inexistence et de la vacuité du temps écoulé, je me demandais souvent, serai-je grande un jour ? Car il avait été dit que je n’avais plus le droit de grandir, plus le droit de respirer, encore moins d’espérer…

P. 27