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Citation de Charybde2


À une époque, je disais volontiers que j’étais un passionné de « nature », que j’éprouvais un fort besoin de la côtoyer. Les perspectives de combat politique dans ce domaine me semblaient assez claires : multiplier les structures de type parc national, laisser le maximum de zones de nature tranquilles en expulsant autant que possible de leurs frontières les humains et leurs activités destructrices. Puis on m’a mis entre les mains les livres de Philippe Descola, notamment Les Lances du crépuscule, dans lequel il raconte son séjour avec sa compagne Anne-Christine Taylor chez les Indiens Achuar, en Amazonie équatorienne. Ce récit me touchait d’autant plus qu’il faisait écho à mes premiers voyages en Amazonie, où je m’étais rendu pour observer les oiseaux et où j’avais été amené à fréquenter des Shuar, une ethnie proche des Achuar. Je n’avais à ce moment-là aucune curiosité anthropologique et m’étais certainement dit que ces Indiens étaient fabuleusement « proches de la nature ». De cette expression éculée, voilà ce qu’écrit Descola : « Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui la peuplent une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature, encore faut-il que la nature soit, exceptionnelle disposition dont seuls les Modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique et moins aimable que toutes celles des cultures qui nous ont précédés. » Un nouveau monde s’ouvrait à moi.
Je découvrais, éberlué, que le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l’Occident moderne. La plupart des autres peuples du monde se passent de la distinction entre nature et culture et organisent de façon toute différente les relations entre les humains et les autres êtres vivants. La protection de la nature ne pouvait donc pas être, comme je l’avais imaginé, le contrepoint politique radical à la dévastation du monde orchestré par l’Occident industriel. Protection et exploitation sont les deux facettes complémentaires d’une même relation d’utilisation, d’un rapport au monde où plantes, animaux et milieux de vie se voient attribuer un statut d’objets dont les humains peuvent disposer à leur guise – fût-ce pour les protéger. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas protéger ce qui peut encore l’être, mais cette prise de conscience ouvrait des perspectives politiques autrement enthousiasmantes : défaire la distinction entre nature et culture pour inviter les plantes, les animaux et les milieux de vie à partager la sociabilité des humains. Non plus des objets à protéger, mais des êtres avec lesquels vivre en bonne entente, des interlocuteurs légitimes, dotés de leurs propres intérêts, désirs et perspectives sur le monde. Les possibilités de relation avec eux devenaient infiniment plus riches et joyeuses que ce qui est autorisé par la fausse opposition entre exploitation et protection.
J’ai alors contacté Philippe Descola et l’ai rencontré dans son bureau du laboratoire d’anthropologie sociale. Je l’ai sollicité, entre autres, pour qu’il me donne quelques indications qui me permettraient de me rendre chez les Achuar : je voulais voir de mes yeux à quoi ressemblait un monde où l’on discute quotidiennement avec les plantes et les animaux. Je repartais donc en Équateur, tout excité, avec Les Lances du crépuscule sous le bras.
Si mes séjours auprès des Achuar, qui sont depuis devenus des amis chez qui je retourne régulièrement, m’ont apporté beaucoup de choses, sur le plan de mes objectifs initiaux ils ont été une relative déception. Je découvrais à mes dépens qu’on ne fait pas de l’anthropologie en quelques semaines, surtout sans parler la langue de celles et ceux qui vous accueillent… Ce monde était trop discret, trop lointain pour que j’en tire des enseignements, des directives précises qu’il aurait été possible d’importer chez nous.
La situation concrète qui est venue percuter ma sensibilité naissante pour l’écologie politique, je l’ai trouvée des années plus tard, sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Ce que j’explorais abstraitement depuis quelque temps prenait soudain une existence très réelle. Je me retrouvais emporté par un monde où chaque humain, si il ou elle en a envie, peut être dans la même semaine agricultrice, artisan, charpentière, naturaliste, boulangère, pamphlétaire, danseuse ou encore metteur en scène ; et où toutes ces activités s’enchevêtrent organiquement dans la maille du bocage, avec un effort constant pour tenter de les déployer dans une relation de bonne entente avec les cohabitants non humains. Le fait qu’un mois après mon arrivée l’État lance une opération militaire d’éradication du monde que je venais de découvrir avec émerveillement a contribué à rendre toute chose moins rhétorique, à inscrire dans ma chair la notion de conflictualité politique. Opération qui a heureusement été un échec. Bien que transformée, la Zad a survécu et s’est rétablie. Elle est entrée dans une deuxième phase de son existence et est aujourd’hui fleurissante.
Cette fois, c’est moi qui invitais Philippe Descola et Anne-Christine Taylor à venir découvrir ces terres où l’on détricote méticuleusement, de façon réflexive ou non, la distinction entre nature et culture. De nos conversations et de nos débats, à propos des Achuar, des luttes territoriales et de l’état du monde, est née l’envie d’écrire ce livre. Il se veut relativement pratique : que fait-on ? Nous sommes collectivement écrasés par un monde hégémonique, régi par les lois de l’économie, où les plantes, les animaux, les milieux de vie et une quantité toujours croissante d’humains se retrouvent assignés à la catégorie des objets que l’on exploite, que l’on use jusqu’à la trame, sans la moindre retenue ni le moindre devoir de réciprocité. Comment faut-il s’y prendre pour affaiblir ce monde, le fracturer, et laisser émerger d’autres mondes, plus égalitaires, où le pouvoir politique serait non seulement réparti équitablement entre les différents humains, mais aussi étendu, dans le même mouvement et de multiples façons, aux autres êtres vivants ? (Alessandro Pignocchi, Avant-propos)
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