L'avion roule sur la piste d'envol et, soudain, comme au premier jour, j'éprouve cette espèce d'émerveillement à nous sentir flotter, à voir la terre s'enfuir.
Les visions d'en haut gardent toujours quelque chose d'irréel, de factice, de volé.
Il n'existe pas, il n'a peut-être jamais existé un homme qui se soit dit: "Je serai moi-même mon propre chef-d'oeuvre, je ne laisserai pas un livre, une découverte, un tableau, une cathédrale, car la matière sur laquelle je travaille c'est ma propre matière humaine, mon oeuvre c'est moi-même et je l'emporterai dans la tombe." Tous, nous sommes hantés par ce même désir absurde de laisser quelque chose derrière nous, quelque chose d'un peu plus persistant que nous-mêmes, comme s'il importait vraiment de gagner vingt, cinquante ans, ou même un siècle ou deux, sur cette mort, qui aura toujours, contre nous, le dernier mot, qui finira toujours par moissonner nos oeuvres.
« D’ailleurs. » poursuivit le jeune homme, si vous le désirez, je pourrais vous apprendre l’anglais. En quelques mois, vous seriez capable de le lire suffisamment pour comprendre ce texte…
— Merci beaucoup, ma langue me suffit. »
La guerre renaissait et n’en finissait pas, depuis des années. Ses échos se prolongeaient à travers tous les récits des colons, berçant les générations les unes après les autres. Elle était là du temps de Suffren et de Surcouf, de Malroux, le corsaire chevalier, et du rusé Cousinerie. Les grands souffles de la Révolution avaient passé, secouant les cocotiers et les bois noirs, le gouverneur de l’empereur avait remplacé celui du roi mais toujours, affamés comme des loups, les navires anglais continuaient à tourner autour de l’île, guettant leur proie.
Un brusque chaos jette contre moi mon voisin qui sourit et s'excuse. Je ne puis regarder ce jeune homme aux joues pâles, aux cheveux en brosse, plantés bas du front, sans qu'il ne sourit et s'excuse. De quoi s'excuse-t-il donc ? De vivre peut-être. Certains êtres sont dans la vie comme des intrus. Il semble qu'ils ne soient pas engagés dans les jeux du monde au même titre que les autres, comme si, dès l'origine, on avait négligé de leur en apprendre les règles.
Depuis la défaite, on eût dit qu’un vent de folie avait passé sur l’île. Les réceptions et les fêtes se succédaient à un rythme étourdissant, toutes étant prétexte à l’étalage d’un luxe raffiné. Etrange bravade des vaincus à l’égard des vainqueurs, réflexe d’amour-propre blessé, besoin effréné de plaisir aussi. Les Anglais faisaient partie de toutes ces réunions. Bon nombre d’entre eux, d’ailleurs, logeaient dans des familles françaises.
Que vaut un serment extorqué par la force ? On nous déclare sujets britanniques. Très bien. Cela ne me concerne pas. Moi, je n’ai qu’une patrie : mon île. On ne m’en arrachera pas par des finasseries juridiques ou des cas de conscience. Les Anglais peuvent décréter tout ce qu’ils veulent. Leur serment, je le subis aujourd’hui et je le renierai demain, sans le moindre scrupule. Cette terre, mon petit cœur, c’est notre terre.
On ne se révolte pas contre l’irrémédiable, voyons, c’est stupide ! Pas davantage, il ne se serait abandonné au désespoir. Au contraire, il aurait mis toutes ses forces à oublier pour recommencer à vivre.
Et comme l’incertitude bouchait l’avenir, c’était vers l’année finissante qu’ils regardaient. Une longue année jalonnée d’espoir, glorifiée par le combat du Grand Port et qui s’achevait dans le malheur.
La meilleure solution, serait de chercher une capitulation honorable et de l’obtenir avant que nos troupes ne soient complètement décimées, afin qu’il nous reste encore quelques atouts en main.