Parler sereinement de la Tchétchénie n'est pas facile. Cette petite république caucasienne, où la guerre, après trois années de sursis, a repris en 1999, suscite deux discours contradictoires, qui pêchent souvent par leur commune ignorance de la réalité tchétchène. D'un côté les moralistes pro-indépendantistes prompts à pétitionner pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. De l'autre les cyniques enclins à laisser les Russes régler cette "affaire intérieure". Le titre de l'ouvrage de Anne Le Huérou, Aude Merin, Amandine Regamey et Silvia Serrano pouvait laisser craindre le pire. Mais leur travail, qui bénéficie de la caution du CERI, évite l'écueil du plaidoyer militant. Si les auteurs se demandent si la Tchétchénie constitue une "affaire intérieure", c'est moins pour cautionner l'indifférence internationale dans laquelle se poursuivent les affrontements que pour placer la question tchétchène dans son rapport avec la Russie.
L'histoire de la Tchétchénie - dont traite le pemier chapître - est celle de son opposition avec la Russie. Les indépendantistes revendiquent la libération de leur territoire, la fin de l'exploitation coloniale de leurs ressources naturelles, la maîtrise de leurs choix politiques. Mais leur combat n'est pas sans ambiguïté. Ils aspirent au "retour à une "tchétchénité" perdue" (p. 14) qui n'existe plus - à supposer même qu'elle ait jamais existé (ainsi l'appartenance au teïp, au clan, est-elle plus souvent une construction identitaire qu'un héritage de l'histoire). Pour le meilleur et pour le pire la Tchétchénie - qui comptait en 1989 58 % de Tchétchènes seulement contre 23 % de Russes dans sa population - a été soviétisée. Ainsi de sa capitale Grozny, une ville majoritairement slave, ou de ses élites qui sont "le produit de la politique soviétique" (p. 20) : Djokhar Doudaev était général dans l'Armée rouge, Aslan Maskhadov était lui aussi officier soviétique. "Ni tout à fait en Russie, ni tout à fait en dehors" (p. 32), la Tchétchénie ne trouve ni dans la rupture ni dans la normalisation de solutions satisfaisantes à sa crise d'identité.
Cette histoire violente a marqué de son empreinte la société et, plus encore, l'image qu'elle projette d'elle-même. Dans le deuxième chapitre, les auteurs montrent que le traumatisme de la déportation - plusieurs centaines de milliers de Tchétchènes, suspectés de "collaboration massive avec les nazis", furent déportés entre 1944 et 1957 dans les plaines glacées du Kazakhstan - nourrit "un récit identitaire qui s'articule autour du myte de la résistance" (p. 44). Dans l'nconscient populaire, le loup tchétchène viendra à bout de l'ours russe. Mais l'héroïsme guerrier de la première guerre (1994-1996) n'est plus de mise. Avec la seconde guerre, la perspective du combat a changé : à l'optimisme dans la victoire a succédé le seul espoir du martyre et de la mémoire. C'est là la seule motivation des chahidki, les femmes martyres.
La Tchétchénie est-elle pour autant devenue un champ de bataille dans la guerre mondiale contre le terrorisme islamiste, comme l'affirme Vladimir Poutine, qui s'est élégamment engagé à "buter les terroristes jusque dans les chiottes" ? La thèse est caricaturale, même s'il serait angélique de se cacher l'influence du processus de réislamisation en cours. Si la religion est un instrument au service d'une cause, elle n'est pas en Tchétchénie une fin en soi : "les revendications ne sont pas liées à la religion (...) [elles] restent ancrées dans une problématique de conflit national" (p. 82). Au passage,le troisième chapitre fait un sort à la thèse selon laquelle la Tchétchénie serait, à l'instar de l'Afghanistan, un creuset où se formeraient les djihadistes. Les combattants étrangers ayant rejoint la résistance tchétchène ne sont pas légions ; quant aux Tchétchènes, ils ne partent pas combattre à l'étranger.
Le plus intéressant peut-être est l'impact de la guerre sur la Russie elle-même. On se souvient comben la première guerre avait terni l'image de Boris Eltsine. On ne se laisse d'être étonné de la popularité que Poutine a acquise dans la seconde. C'est que ce conflit renforce paradoxalement le sentiment national : alors même que le Tchétchène véhicule "une image moyenâgeuse, sauvage et étrangère" (p. 122), le maintien de la Tchétchénie dans les frontières de la Russie semble marquer le terme de l'éclatement de l'empire et constituer la premère étape de la reconstruction d'une fierté nationale.
Ce sombre tableau augure mal de l'avenir. L'assassinat du président Aslan Maskhadov en mars 2005, au lendemain de la publication de ce livre, est venue confirmer ce triste constat.
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Alors c'est un Américain, un Russe et un Belge....
Voilà un livre bien surprenant et tout ce qu'il y a de plus sérieux, même s'il est aussi parfois drôle. Ce sont ici des histoires drôles soviétiques collectionnées (comme autrefois dans un livre de Philippe Meyer) et qui sont restées anonymes et pour cause : leurs auteurs couraient un risque important en les inventant (ce qu'Amandine Regamey analyse dans un bref chapitre). Raconter une histoire drôle n'était pas non plus de tout repos, car une fois le rire passé, la question était : qui va aller dénoncer l'autre en premier ? Car cet ami qui vient de me raconter une histoire drôle voulait-il en fait me piéger ?
C'est donc à la fois terrifiant et drôle. Ainsi quelle est la définition du bonheur pour un américain ( je simplifie l'histoire) ? Passer une nuit avec sa maitresse en buvant du whisky. Et pour un soviétique ? On sonne à la porte, c'est le NKVD qui demande mr Dimitriov. Le bonheur consiste alors à dire : "non ce n'est pas ici c'est l'étage plus haut !"....
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