L'historien et journaliste Andreï Gratchev - membre du cabinet de Gorbatchev au moment de sa démission - nous raconte les derniers jours de l'Union soviétique dans "Le Jour où l'URSS a disparu" (L'Observatoire, 2021) tout en analysant les nouvelles ambitions de la Russie post-communiste.
Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev prononçait son discours de démission dans son bureau du Kremlin, signant la fin de l'URSS après presque soixante-dix ans d'existence. C'est à Andreï Gratchev, l'auteur du livre et conseiller de Gorbatchev, que les occidentaux doivent d'avoir pu réveillonner en paix : ce dernier a en effet convaincu le premier et dernier président de l'URSS de retarder sa démission d'un jour.
"Initialement, Gorbatchev avait fixé comme date de sa démission le 24 décembre. Mais je l'ai supplié : "S'il vous plaît, Mikhaïl Sergueïvitch, pas le soir du 24 ! C'est le soir du réveillon, la plus grande et la plus joyeuse fête familiale ... ne leur gâchez pas cette soirée en leur annonçant une nouvelle qui va bousculer le monde entier et envoyer une onde de choc et d'angoisse à travers la planète. Ne faites pas cela !"
Quelles ont été les raisons de cette chute, et quelles sont aujourd'hui les conséquences ? L'auteur du Jour où l'URSS a disparu (L'Observatoire, novembre 2021) revient sur les enjeux et la viabilité du projet gorbatchévien. Car, comme il le dit, "soixante-dix ans, c'est un âge assez respectable pour mesurer l'espérance de vie d'un projet assez utopique."
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« "Fatiguée de Gorbatchev" et déçue par la perestroïka, la population avait eu l'occasion de se convaincre une fois de plus qu'en Russie la liberté ne garantissait pas le bonheur et pouvait même apporter le malheur. Mettant à profit le "droit de choisir" garanti par Gorbatchev, elle était prête à se détourner de lui et à donner le pouvoir à un homme qui promettait davantage et commandait d'une voix plus forte.
[…] La perestroïka, hélas, ne parvint pas à donner à manger aux gens, et bien qu'elle ne l'eût jamais promis formellement, ils se sentirent trompés, sans compter que ceux qui surent réellement utiliser et mettre à profit cette liberté octroyée à tous furent très peu nombreux. » (p. 347)
« À ce moment critique pour le destin de la perestroïka [automne 1986, mais cela vaut aussi pour tous les autres moments critiques], Gorbatchev résista à une double tentation. Il pouvait se résigner à l'insuccès, comme Brejnev, et, après avoir "retapé" la façade du régime, renoncer à toute tentative réelle pour faire bouger le char de la réforme, embourbé jusqu'aux essieux. C'était exactement ce que la nomenklatura au pouvoir attendait de lui. Elle avait survécu à bien des réformateurs et avait enterré avec succès toutes leurs perestroïkas potentielles. De l'autre côté, il pouvait également se lancer tête baissée dans des improvisations populistes et glisser dans le piège d'une activité en apparence réformatrice, fondée sur l'utilisation du système de commandement administratif. Cela lui aurait permis des gains substantiels de popularité auprès de cette partie de l'opinion qui avait l'habitude de voir dans ses dirigeants des tsars et des despotes, et d'attendre d'un nouveau maître qu'il sévît, qu'il écartât et punît tous ceux qu'il fallait pour rétablir "l'ordre" dans le pays.
Il ne fit ni l'un ni l'autre et s'aliéna ainsi et les uns et les autres. Il se borna à se gagner la réputation d'un homme hésitant et plein de doutes. » (p. 137)
« En l'absence d'une législation et d'une position claires de l’État sur les questions relatives à la propriété privée, la base sociale de la perestroïka, cette classe moyenne qui aurait été constituée des nouveaux entrepreneurs, des marchands, des fermiers et des intellectuels, resta dans les limbes. Au contraire, la "nouvelle économie" de la perestroïka passa dans la clandestinité. Bien avant l'apparition des "Chicago boys", les improvisations antialcooliques des réformateurs […] avaient déjà produit, comme à l'époque de la "prohibition" aux États-Unis, l'éclosion d'une "mafia de Chicago" à la soviétique. À ces nouveaux mafieux de l'alcool et aux autres bandes criminelles qui existaient déjà dans le "marché noir" surdimensionné du pays, les tergiversations économiques ajoutèrent bien vite des "barons" du pétrole, de l'aluminium, de la banque, etc. L'apparition des barons politiques n'était plus qu'une question de temps. » (p. 217)