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Citation de Villoteau


Le matin même, lors d'un nouvel assaut inutile, Snowy Nunn avait vu son frère aîné se faire cisailler par un tir de mitrailleuse. On était bien loin des premiers jours du conflit où brillaient espoir et courage, quand les hommes étaient encore persuadés qu'à Noël la guerre serait terminée. En cette fin juillet 1917, le régiment originaire du centre du Cambridgeshire stagnait, enlisé sur la bande de territoire qui s'étirait d'Ypres à Passendale.
La mort et les amputations étaient devenues le lot quotidien. La terre puait les cadavres, les gaz empoi­sonnés et les latrines qu'on y creusait depuis trois ans. Mais qu'était-ce comparé au fait de voir sous ses yeux son propre frère réduit en bouillie sanguinolente ? Au début, paralysé par l'horreur, Snowy n'avait pas réagi.
- J'crois qu'il est passé par-dessus le parapet, répéta Barshey, la gorge serrée. Il est devenu fou. Il est parti tuer l'armée allemande à lui tout seul. Ils vont n'en faire qu'une bouchée.
- On va le retrouver, dit Joseph avec plus de conviction qu'il n'en avait en réalité. On l'a peut-être ramené au poste de premier secours. As-tu...
- J'ai déjà vérifié, l'interrompit Barshey. Je suis aussi passé à la popote et j'ai regardé dans tous les abris, dans le moindre trou où un homme pourrait ramper. Capitaine Reavley, moi, je vous dis qu'il est sorti de la tranchée.
L'estomac noué, Joseph comprit, tout comme Barshey, qu'il était inutile de s'accrocher à un espoir vain.
- Va voir vers le nord, moi, je vais aller vers le sud, dit sèchement l'aumônier. Mais sois prudent ! Ne va pas te faire tuer pour rien !
Barshey tourna les talons. Son éclat de rire eut tout d'un sanglot. Joseph s'éloigna dans la direction opposée, vers le sud et l'ouest, là où un homme avait plus de chances de sortir de la tranchée et de s'abriter derrière ce qui restait d'arbres calcinés, mutilés par la mitraille, presque nus, alors qu'on était en plein été.
- Bonsoir, pasteur, dit d'un ton tranquille la sentinelle grimpée sur la genouillère de la tranchée, le regard fixé sur l'obscurité grandissante.
On entendait le sempiternel grondement des pièces d'artillerie allemande. Les tirs de barrage nocturnes commençaient, des éclairs jaillissaient des canons au métal rougi. Les Britanniques répliquèrent. Dans le secteur se trouvaient également des régiments cana­diens et australiens.

- Bonsoir. Tu n'aurais pas vu Snowy Nunn, par hasard ? demanda Joseph de but en blanc.

Le temps lui manquait pour faire preuve de plus de discrétion. La douleur avait chassé tout instinct de conservation. Évidemment, des types qui mouraient de mille façons, brûlés, noyés, gazés, gelés, déchiquetés, pris sous la mitraille et empêtrés dans les barbelés, Snowy en avait vu. Mais lorsqu'il s'agissait de votre propre frère, à l'intérieur la douleur atteignait son paroxysme. Enfant, Tucky avait été son ami, celui qui le protégeait, le compagnon des premières aventures, des premières blagues un peu osées, celui qui l'avait défendu dans la cour de récréation. Là, sous ses yeux, de la manière la plus obscène, Snowy avait eu l'impression d'assister à la mort de la moitié de lui-même.
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