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Citation de enkidu_


La passion assez désespérée de fixer tout ce qui s’enfuit est naturelle à l’homme. Les arts plastiques, la photographie, puis le cinéma, satisfont cette exigence de capter un présent essentiellement mouvant pour le convertir en morceaux d’éternité. À l’inverse, la télévision tire de son alchimie des diamants blancs et noirs qu’elle dilapide dans l’éther avec une prodigalité minutieuse, mais elle ne constitue qu’une somptuaire exception. C’est au disque et au magnétophone que l’appétit du public en appelle aujourd’hui pour retenir la présence humaine. Grâce à ces appareils, les grandes voix qui se sont tues remontent du silence, les repas de première communion où chacun pousse la sienne sont coulés à jamais dans le marbre docile de la cire enregistreuse et, à une époque où les écrits s’envolent parfois dans la sacoche de certains saute-ruisseau diplomatiques, ce sont les paroles qui demeurent.

Donc, plus de paroles en l’air, la voix de l’homme est devenue un document. Je ne sais pas si cette promotion l’élève à une dignité éminente, du moins en fait-elle un objet de convoitise, susceptible d’être rapté et monnayé. À l’occasion de l’assassinat du financier Rubinstein, les policiers découvraient récemment un véritable filon de bandes magnétiques où des conversations téléphoniques avaient été enregistrées. Plus que des témoignages en conserve, elles contenaient des renseignements échangés entre trois ou quatre hommes d’affaires new-yorkais, qu’une dérivation insidieusement branchée sur le réseau avait surpris à leur insu. Ainsi la victime était-elle au courant des tractations de ses adversaires et en faisait-elle son profit. Une enquête fut ouverte et l’on découvrit qu’une organisation clandestine, possédant ses techniciens en rupture de maison centrale ou de central téléphonique, offrait aux gros businessmen un abonnement leur permettant de recevoir les confidences de leurs concurrents, dérobées par cette méthode d’effraction. Leur installation était aménagée dans les égouts de la ville qu’on sillonna consciencieusement. C’est alors qu’au détour d’un boyau, la vérité se fit jour : plusieurs milliers de particuliers s’étaient fait monter eux aussi des systèmes d’induction à distance par la vertu desquels leurs épouses, leurs enfants, leurs employés, n’avaient plus de secrets pour eux. Peut-être même, quelques voyantes, d’une extra-lucidité surprenante, substituant la table d’écoute à la table tournante, utilisaient-elles ce procédé pour alimenter à la source les prédictions qu’elles retournaient ensuite à leurs clients. La mauvaise conscience de toute une population affleurait au ras du sol, dans un labyrinthe parcouru d’arrière-pensées. La vie privée, soldée sur le marché, était devenue impossible.

[Paris-Presse, 23 décembre 1955]
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