Écrit entre 1961 et 1966, ce recueil
s'inspire du rythme des chants noirs
américains et exprime une douleur
de vivre.
Blues castillan est en rapport avec
une certaine manière de penser le
monde. Il comporte le récit de faits
devant lesquels , " la souffrance
est une affaire naturelle ."
Ce livre est dominé par deux forces
poétiques, mal connues, à peine pres-
senties et élaborées à partir de l'ignorance
de l'auteur.
Ces deux forces étaient le poète turc
Nazim Hikmet et les paroles des chants
nord-américains à l'origine du jazz :
le blues et le spiritual.
Toutes les traductions sont de Jacques Ancet .
Ainsi
"" I
EN FREDONNANT NAZIM
J'ai là des bruits dans la nuque, docteur.
Je sens mon crâne se serrer, craquer,
surtout si j'ai des peines. Je ne sais…
Il y a sept ans, docteur,
qu'à la place de pensée j'ai un bruit,
une pâte très triste dans la tête.
Je ferai ce que vous direz ; j'aurai
de la patience et confiance. Sans doute.
Je prendrai mes médicaments
pour pouvoir penser à tous mes amis.
Pourtant s'il se trouve, docteur,
que j'ai en moi un mal qui m'est venu
à cause de l'amour,
à cause de l'esprit de résistance,
alors laissez tomber ; il ne s'agit
de rien d'autre que de notre son normal.
Je vivrai
bien mieux avec tout ce bruit dans la tête.
p.27
"" I
GÉOLOGIE
Parfois je pars vers les montagnes
pour regarder au loin.
Je marche sur des coteaux où la vieille terre
se fait belle au soleil et je vois
monter l’ombre sur les collines.
Et j’avance
très longtemps en silence.
Mais il y a des jours où je marche sur ces coteaux,
je regarde vers les montagnes,
et même là, pas de liberté.
Et je rentre. Je sais bien qu’il est inutile
de la chercher comme une clé perdue,
et qu’il est tout aussi inutile
de regarder dans le fond de mon cœur.
p.49
" II
BLUES POUR CHRÉTIENS
…
Ici pas d'autre majesté que la douleur.
Oui, mon ami, il n'est rien d'autre sur la terre.
p.61
" II
BLUES DU CIMETIÈRE
Je connais un village — je ne l'oublierai pas —
qui a un cimetière bien trop grand.
Il est dans mon pays un village en détresse
parce que son cimetière est bien trop grand.
Il n'y a que quarante âmes au village.
Je ne sais pourquoi pareil cimetière.
Un jour les gens se sont mis à partir
presque partout il ne restait personne.
Lorsque les gens se sont mis à partir
presque partout il ne restait personne.
Ils emportaient leurs enfants et leurs lits.
Et ils devaient tuer les animaux.
Il n'y a plus de portes au cimetière,
et les poules peuvent entrer et sortir.
Il n'y a plus de portes au cimetière
et les orties sortent sur le chemin.
On dirait que le cimetière sort
dans les jardins et dans les rues désertes.
Je connais un village. Je ne l'oublierai pas.
Ah, dans la détresse de mon pays,
je n'oublierai pas mon village.
Mauvaise chose que d'avoir fait
un cimetière bien trop grand !
p.63-65
" II
BLUES DE LA MAISON
Dans ma maison ils sont vides les murs
et je souffre en voyant la chaux si froide.
Ma maison a des portes et des fenêtres :
je ne peux supporter autant de trous.
Ici vit ma mère avec ses lunettes.
Ici vit ma femme avec ses cheveux.
Ici vivent mes filles avec leurs yeux.
Pourquoi souffrir en regardant les murs ?
Le monde est grand. Et dans ma maison
il ne tiendra jamais. Le monde est grand.
Et dans une maison — le monde est grand —
qu'il y ait tant de souffrance ça n'est pas bon.
p.71
" III
HIVER
La neige craque comme du pain chaud
et la lumière est pure comme le regard de certains
[êtres humains,
et je pense au pain et aux regards
tandis que je marche sur la neige.
Aujourd'hui c'est dimanche et il me semble
que le matin n'existe pas uniquement sur la terre
mais qu'il est entré doucement dans ma vie.
Je vois la rivière comme un acier obscur
descendre parmi a neige.
Je vois l'aubépine : flamber le rouge,
l'aigre fruit de janvier.
Et les chênes, sur la terre brûlée,
résister en silence.
Aujourd'hui dimanche, la terre est semblable
à la beauté, à la nécessité
de ce que j'aime le plus.
p.85
Commenter  J’apprécie         191